Dominique Boullier – Déboussolés de tous les pays… ! La Boussole cosmopolitique


Dominique Boullier / 2004

 

 

Déboussolés de tous les pays… ! La Boussole cosmopolitique

Introduction

Perdre le Nord

Si l’expression « perdre le nord » avait un sens en politique, elle serait plus difficile à appliquer en géopolitique, car nous avons semble-t-il, dans les dix dernières années, perdu tous les points cardinaux à la fois.
Nous avons bien perdu le Nord, si l’on songe que le modèle social-démocrate, si bien réalisé en Suède, ne représente plus une perspective crédible pour les électeurs européens. Ce sera notre point de départ, ce qui nécessite de refonder un projet éco-démocrate qui dépasse cette tradition européenne épuisée.
Plus grave, nous avons certainement perdu le Sud : nous l’avons perdu corps et biens, en le laissant couler dans la misère, les épidémies et la corruption, dans un échange inégal déjà ancien mais qui n’a fait que s’aggraver.
Tout cela n’apparaîtrait pas de manière aussi nette si nous n’avions perdu l’Est. Le monde a basculé le jour de la chute du mur de Berlin et nous savons tous les avantages qu’il y avait à vivre dans un monde bi-polaire, qui se transposait jusque dans nos sociétés démocratiques jusqu’à peu, ce qui nous a fait perdre en même temps ce qui restait de communistes.
Finalement, il ne nous restait plus que l’Ouest, l’Amérique, son modèle de réussite personnelle et son culte du business. L’orgie de la « nouvelle économie » fut spectaculaire et délirante mais de courte durée et le réveil douloureux : nous venons aussi de perdre l’Ouest, accaparé par un gouvernement d’extrême-droite, à la suite du 11 Septembre, bafouant tous nos rêves démocratiques, devenant terre de profit sans foi ni loi, à la suite d’Enron, détruisant toute confiance dans un système financier tout-puissant.

Une désorientation partagée

Cette désorientation n’est pourtant pas récente, comme nous le montrerons. Elle a pris cependant une tournure dramatique pour la gauche lors de diverses élections européennes où l’extrême droite a réalisé des scores remarquables, en Autriche avec Haider, aux Pays-Bas avec Fortuyin, en Italie avec la Ligue du Nord, en Belgique avec le Vlaams Blok et en France avec Le Pen. A tel point que ce dernier pouvait prétendre évincer la gauche du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. Au soir de ce 21 Avril, on pouvait sentir la désorientation douloureuse de la gauche française, qui se reposait sur un supposé « bon bilan ». Mais elle était présente aussi chez tous les électeurs de Le Pen, les plus tenaces comme les plus récents, qui voulaient certes donner une leçon « aux politiques » mais qui manifestaient ainsi que le monde ne tournait plus rond pour eux, qu’il fallait reprendre les choses en main, retrouver le nord, en fait retrouver un chef, supposé connaître le nord. Les abstentionnistes, dont certains se mordaient les doigts, n’étaient pas moins désorientés et confortés par leur nombre dans leur rejet du système de représentation lui-même. Certes, la droite se retrouvait fière d’elle et pouvait prétendre montrer le chemin, sans savoir vraiment pourquoi elle se retrouvait en si bonne position avec un candidat traînant autant de casseroles derrière lui.

Des repères usés ?

De quels repères disposons-nous pour nous décider, pour nous orienter localement dans cet espace politique mondial perturbé ? La gauche et la droite d’un côté, la société d’en haut et celle d’en bas de l’autre, voilà en fait le seul bagage conceptuel et l’unique cadre de navigation possible, ce qui paraît quand même bien maigre, non seulement aux théoriciens mais aux citoyens ordinaires.

Gauche et droite

Gauche et droite semblent encore offrir des bases solides, malgré leur histoire de plus de deux siècles, si ancrée dans la configuration matérielle de l’assemblée à la Révolution française. Tous ceux qui ont tenté de prétendre les dépasser, à l’aide de troisième voie, de centre, et de combinaisons savantes se sont toujours retrouvés politiquement reclassés dans le cadre habituel. Tout se passe comme si le cadre pouvait et devait encore fonctionner, deux camps, deux programmes, deux modes de réaction parfois épidermiques aux questions sociales et politiques, alors même qu’au bout du compte les politiques conduites finissent par se ressembler fortement, bref deux cultures. Une supposée fatalité de la domination des marchés sur les décisions politiques finit par convaincre le citoyen que tout se ressemble et que son vote n’y changera rien. Le conflit social s’est réduit à une façade et ne permet plus de structurer le débat ni les relations sociales, comme le faisait le mouvement ouvrier jusqu’ à la fin des années 70. C’est bien la fin du mouvement ouvrier, décrite par A Touraine en 1978, qui marque ce découplage entre vie politique et vie ordinaire, cette unité de sens qui se traduisait dans des réseaux, des valeurs, des cultures différentes.

Haut et bas pour une « politique moyenne » dans une société toujours plus inégale

La « moyennisation » de la société a fait disparaître « le sens des classes » alors que les inégalités ne cessaient pourtant de croître. Mais c’est la moyennisation (ou un centrisme généralisé) des propositions politiques qui conduit à l’abstention. Ceux qui ont le plus perdu durant ces vingt dernières années de précarisation sont aussi dépossédés de tout cadre politique leur permettant de penser leur situation : ils se retrouvent condamnés à gérer individuellement leur souffrance car aucun des projets politiques ne leur donne de ressources pour penser collectivement. Lorsque tout se ressemble, lorsque le « même » domine, il ne reste d’autre solution pour certains que le coup de balai, que la recherche d’un nettoyage généralisé pour obliger chacun à se situer, dans une logique de guerre, ce que propose l’extrême-droite européenne et qui finit par séduire aussi l’électorat ouvrier.
Si elle séduit, c’est plutôt grâce à un argumentaire vague de « l’Europe d’en bas », ne l’oublions pas. Loin de tout discours de classe, l’extrême-droite attire par un discours global contre les pouvoirs établis, contre l’Etat, qu’elle peut associer à de l’ultralibéralisme, plus ou moins explicite selon les pays. Cela s’accompagne d’un appel à la nation, appartenance en perte de vitesse, qui trouve aisément ses boucs-émissaires dans les immigrés. Là encore, c’est une crainte de la perte de distinction qui joue : lorsque « le peuple de souche» se retrouve logé et traité par les mêmes organismes sociaux que « les immigrés », la relégation sociale apparaît violemment. Le « peuple d’en bas » ne se révolte pas vraiment contre l’aggravation remarquable des inégalités durant les 20 dernières années. Lorsque la réussite de certains se fait aussi arrogante, et lorsque « l’ascenseur social » est en panne, il ne reste que la distinction du pauvre contre les plus pauvres, contre les non-citoyens, contre le Sud en quelque sorte.

Le pouvoir confisqué : la tendance oligarchique

Pourtant, l’abstention ou la critique des politiques ne touchent pas seulement le « peuple d’en bas ». Les couches moyennes instruites, qui ont souvent obtenu leur position sociale et leur sécurité grâce à cette instruction prétendent désormais être entendues, donner leur avis et elles critiquent les politiques pour cette confiscation du pouvoir. Or, dans nos sociétés démocratiques, les écarts de pouvoir sont tout aussi graves que les écarts de revenus. La confiscation du pouvoir par une couche « d’éduqués supérieurs », comme les désignent Emmanuel Todd, est chaque jour vécue par ceux qui voudraient participer à la décision dans leur entreprise, dans leur quartier ou dans leur école. La « technocratie », comme on l’appelle parfois devient ainsi une cible commune :
– de la part des couches moyennes qui prétendent participer et qui revendiquent une compétence égale,
– de la part des couches populaires qui, elles, ont eu tendance à intégrer leur disqualification pour les responsabilités et qui, par contrecoup, sont même parfois prêtes à réclamer un chef pour faire à leur place.
Pour simplifier, disons que la critique vers le haut vise donc la technocratie, celle orientée vers le bas vise les immigrés. Toutes les deux s’unissent contre « les politiques » en reconstituant un peuple supposé uni face à eux, au moment même où le pouvoir réel de la sphère politique s’est considérablement réduit face à la toute-puissance de la technoscience et du capitalisme financier. L’impuissance des politiques, qui fait l’objet des critiques, est pour une bonne part tout à fait réelle mais elle n’est en rien analysée comme telle : un appel au chef doit permettre de récupérer ce pouvoir, malgré l’ambivalence des demandes, pour être pris en charge ou au contraire pour prendre les affaires en main !

Les mauvais remèdes

Les remèdes que les politiques ont trouvé jusqu’ici sont sans doute pire que le mal et finissent même par achever leur coupure radicale avec le peuple.

La fausse opposition

Premier remède : mimer l’opposition radicale entre les programmes de gauche et de droite ou à l’inverse jouer l’unité nationale. La droite française passe son temps à défaire ce qu’a fait la gauche sans vraiment justifier ses mesures (ex : les surveillants et les aides éducateurs dans les collèges). Certains médias poussent à l’hystérisation des frontières en condamnant tous les « nouveaux réacs », supposant définir ainsi clairement ce qui serait « progressiste ». Les alternances permanentes en France empêchent toute inscription dans le long terme ou dans le projet. Ailleurs en Europe, des alliances permanentes entre partis opposés ont fini par miner tous les repères politiques. En Suède, le maintien du même parti au pouvoir alors même qu’il a changé de politique ne laisse guère de place à l’invention d’alternatives. En Allemagne, les changements de couleur des gouvernements ne laissent pas une marque politique si différente.

La proximité

Deuxième remède : la proximité, la communication. Toute cette affaire ne serait qu’un malentendu, il suffirait de bien expliquer, de soigner sa communication et de faire de la proximité pour dissoudre le seul clivage encore pertinent entre le haut et le bas de la société. Les visites sur le terrain fortement médiatisées, les effets d’annonce de mesures locales, la valorisation purement médiatique d’acteurs locaux, la création de commissions, de comités, de cellules d’urgence, font partie désormais du savoir faire de tout élu : ceux qui se retrouvent pris dans cette spirale s’étonnent ensuite d’avoir pu y croire un instant, d’avoir trouvé que c’était un signe, cette poignée de main, pendant que l’autre main signait le décret budgétaire qui supprimait les moyens réels d’agir sur le même sujet… La démocratie d’opinion n’est cependant pas un vain mot et la mise en scène peut avoir des effets durables au prix d’une déconnexion totale entre image politique et pratiques.

La prise en charge généralisée par l’Etat

Troisième remède massif : la prise en charge des « problèmes des gens » d’en bas. Désormais, les gouvernements doivent promettre de tout traiter et de tout prendre en charge eux-mêmes. La sécurité est un thème de prédilection sur ce plan. Ce n’est plus un problème social, de relations entre groupes sociaux, de normes que les membres d’une société n’arrivent plus à faire partager ( et donc d’éducation et de sanctions comprises), ou encore un problème d’incertitude généralisée et contexte de risque créé par la technologie ou par la flexibilité du travail, cela devient une pure affaire de volonté politique et surtout d’affichage. Laissez faire la police et multipliez les prisons, suivant en cela le modèle américain. Ce retour de l’interventionnisme est d’autant plus net que dans d’autres domaines comme les licenciements, les gouvernements ont manifesté plus que nécessaire leur incapacité à peser sur les décisions voire même leur abdication explicite comme dans le cas de Vilvoorde pour Lionel Jospin. Entre impuissance et interventionnisme, un point commun demeure : les personnes concernés ne peuvent espérer un quelconque pouvoir sur leur vie.

La rancœur contre le peuple

Quatrième posture, plus que remède : la critique du peuple lui-même, coupable de bêtise profonde pour avoir choisi l’extrême droite, qui ne mérite pas la démocratie, et qui serait même ingrat vis-à-vis de toutes les mesures prises en sa faveur. Cette rancœur n’est pas rare à gauche, créant une sorte de haine vis-à-vis de ses proches, ou de honte vis-à-vis de son pays mais permettant par là-même de se dédouaner de toute responsabilité.

Une boussole pour s’orienter

Toutes ces attitudes n’ont fait que renforcer les sentiments de désorientation et désarment les militants de base eux-mêmes. Notre proposition de boussole écodémocrate prend au sérieux cette désorientation et propose une méthode bien plus qu’un programme pour lire enfin le monde qui est le nôtre et les choix qui nous sont offerts. Avant de la présenter en détail, disons d’emblée à quoi elle s’oppose dans le répertoire des solutions trouvées jusqu’ici.

La recherche d’une autorité perdue : les traditionalistes

Non seulement l’extrême droite mais aussi toute une partie de la droite et de la gauche, ne vivent ce monde que sous le mode de la perte, de la disparition de repères. Ils voudraient retrouver ces repères, notamment ceux qui ont servi à fonder les Etats-Nations contemporains et en France, le modèle républicain. Ne sentant pas l’obligation d’invention dans laquelle nous sommes, il leur suffit de « faire retour à ». « Retour à » des autorités qui ont toutes perdu leur crédit. La contribution des citoyens n’est d’aucune utilité: il faut même leur ôter cette prétention à discuter tout et à définir eux-mêmes le monde commun. L’appel au chef plus ou moins bienveillant n’est jamais bien loin. Si nous ne pouvons espérer rétablir les autorités effondrées, nous devons comprendre cependant que cette perte est particulièrement douloureuse pour certains, qu’elle génère une vraie désorientation. Ce sera l’un de nos trois enjeux historiques majeurs.

« Tout se vaut » : les relativismes

A l’inverse de cette position, se trouvent tous ceux qui ont pris leur parti de cette perte des repères et qui cherchent à en faire une force en l’adoptant comme mode de vie et comme base même de leur orientation dans le monde : les relativismes se portent bien dans nos sociétés. Il faut apprendre à profiter des opportunités, en fonction de ses intérêts et de ses goûts du moment. Plus besoin de conflits structurants, puisque tous les points de vue se valent. Leur idéal démocratique repose sur la valeur absolue des choix individuels. C’est là où les relativismes si tolérants se démarquent en fait de la démocratie : il n’y a rien à discuter vraiment puisque tout se vaut. Ce qui les rapproche d’une partie des abstentionnistes. Les « déçus de la politique » s’y retrouvent souvent plus par dépit que par choix délibéré. Ils s’affranchissent aisément de toutes les solidarités tout en laissant le droit à l’expression pour tous. Relativisme des cultures qui tourne, comme le dit I. Stengers, dans ses ouvrages « Cosmopolitiques », à la tolérance finalement méprisante, qui ne génère plus de ligne de conflit, et qui permet de fuir le deuxième enjeu historique majeur, celui du nouveau mur, le mur du Sud.

Maintenir le cap du progrès : les modernistes

Le culte du progrès, lui au moins, ne veut pas céder à la désorientation. Il continue d’affirmer le primat de la raison, de la science et de la technique pour éclairer la voie, pour bien différencier les faits et les valeurs et ne pas se laisser aller au relativisme voire à l’obscurantisme du retour à la tradition. Pourtant, la mise en cause de ces principes fondateurs du modernisme a fait vaciller les certitudes. Mais il est toujours possible d’étendre encore les perspectives du progrès en corrigeant tous les « effets secondaires » qu’ont pu engendrer la mise en œuvre de la science et de la technique elles-mêmes. Pour réduire la fracture avec le Sud, pour résoudre les crises environnementales, pour rétablir la confiance dans les marchés comme dans les autorités, il suffit de démultiplier le pouvoir des experts, en s’appuyant sur une science, une technique et un management encore plus performants, producteurs d’informations toujours plus nombreuses grâce à une traçabilité généralisée et à des modèles toujours plus fins. La politique en question conjugue la foi dans le progrès, y compris social, avec sa délégation entière entre les mains des spécialistes. Une grande majorité des partis de gouvernement sont amenés à adopter cette posture, à droite comme à gauche, alors même qu’elle les dépossède de tout levier d’action puisque tout le progrès en question se décide dans les laboratoires, pourrait-on dire, dans cette sub-politique que Beck et Latour ont mis en évidence.
Les militants des partis se méfient pourtant de ces hordes d’experts, tous formés dans les mêmes moules, qui accaparent l’élaboration des programmes aussi bien que les postes de responsabilité. Leur désorientation de militants de base n’est en rien relayée par leurs leaders. Le progrès doit donner la certitude de maîtriser toutes les questions, même les plus incertaines et complexes, comme celles que pose l’écologie. A chaque fois, la réponse sera : plus de technologie, plus de science. Or, l’impasse du modèle énergétique contemporain, qui constitue notre troisième enjeu historique majeur. La bonne technologie, même alternative, ne suffira pas pour en sortir, ce sont des formes de pouvoir des consommateurs-citoyens qui seront à inventer.

Le projet écodémocrate est un mode d’emploi du conflit politique

Nous nous tiendrons donc éloigné de ces trois postures tout en comprenant ce qui produit leur désorientation et en cherchant à y répondre: si elles sont mises ainsi en évidence, c’est grâce à notre boussole.
Notre boussole est écodémocrate parce qu’elle réinvente la social-démocratie notamment en abandonnant son culte du progrès qui lui a fait perdre la priorité de la solidarité qui l’avait fondée.
Elle est écologiste car elle apprend de l’écologie à traiter à la fois l’incertitude des systèmes complexes et les multiples solidarités qui nous attachent ensemble, humaines, techniques et naturelles à la fois.
Elle est profondément démocrate car, au carrefour de cette incertitude et des solidarités, ce sont de nouveaux collectifs qui doivent émerger pour ouvrir des opportunités de prises de pouvoir et de responsabilité inédites. C’est l’espace du débat que permet de reconstituer notre boussole et non les réponses a priori : c’est pourquoi les exemples multiples de mises en œuvre que nous fournissons sont autant de pistes pour montrer sa fécondité mais ne sont en rien un catalogue de solutions révélées. Les jeux ne sont pas faits d’avance et les formes des collectifs à créer seront imprévisibles. Il serait incroyablement désespérant que seuls les animateurs d’émissions télé comme, en France, « C’est mon choix » ou « ça se discute », puissent prétendre faire émerger les espaces de débat contemporains. Ils ont au moins un avantage sur les politiques, ils ont admis que les citoyens avaient soif de discussion pour s’orienter dans un monde où ils se retrouvent livrés à eux-mêmes et pourtant impuissants, perdus, inquiets. Si la désorientation se conjugue toujours avec la peur, peur de perdre sa place dans ce monde et peur de l’avenir sans garantie, il faut entendre cette peur et créer les collectifs qui permettent d’en sortir . Car l’invention d’un futur vivable ne se bâtit pas sur la peur.