Nacira Guénif-Souilamas – L’enfermement viriliste : des garçons arabes plus vrais que nature


Nacira Guénif-Souilamas / mercredi 18 juin 2003

 
« Alors ça ne boit pas ces gens-là… Ça n’a pas encore l’habitude… Faudrait que j’aie des Polonais. Ça docteur, ça boit les Polonais on peut le dire… Ceux-ci les bicots, c’est pas de boire qui les intéresse, c’est plutôt de s’enc… C’est défendu de boire dans leur religion qu’il paraît, mais c’est pas défendu de s’enc… » Il les méprisait Martrodin, les bicots. « Des salauds quoi ! Il paraît même qu’ils font ça à ma bonne !… c’est des enragés hein ? » […]

 

Les Arabes se levèrent pour la suivre. Ils n’avaient pas l’air effronté du tout. Séverine les regardait quand même un peu de travers à cause de la fatigue.

 

« Moi, je suis pas de l’avis du patron, j’aime mieux les bicots moi ! C’est pas brutal comme les Polonais les Arabes, mais c’est vicieux… Y a pas à dire c’est vicieux… » (Voyage au bout de la nuit, L-F. Céline).

 

Dans ce passage du Voyage au bout de la nuit, que Céline voulut être un voyage « de l’autre côté de la vie », les Arabes sont là, déjà là serait-on tenté de dire, des figurants saisis en une image brève, furtive et radicalement violente. L’essence de la violence, durable, pénétrante, figeant les êtres dans un rictus social, fait écho à celle que nous discernons aujourd’hui dans les journaux titrant sur « les plans tassepés » et dans les formules alléchantes, « les tournantes en banlieues », des magazines télé pour ados et adultes. La violence de ces lignes ponctue un continuum aujourd’hui redéployé dans la figure du jeune Arabe des quartiers, individu incivil, incivilisé, génétiquement voué à demeurer en deçà de la civilisation (Élias, 1973). Déjà, à l’époque glorieuse du centenaire de l’Empire colonial, les Arabes sont vus comme des pervers, une perversion tolérée par leur religion, inscrite dans leurs moeurs, transmise et héritée. L’Arabe saurait maîtriser sa bestialité en la transmuant en perversité, se situant d’emblée dans le registre de la déviance. Voilà qui est plus rédhibitoire que d’être à l’état de nature, brut, en attente d’un Pygmalion. Il est le concepteur de sa propre perversion, il se façonne et se veut pervers. En cela, il échappe à tout projet civilisateur, formule emphatique de toute entreprise de conformation.(…)