Bruno Latour – À nouveaux territoires, nouveau Sénat


Bruno Latour / mercredi 27 décembre 2006

 

Dans le mot « république », il y a le mot « chose ». Les droits de toutes les choses nécessaires au maintien durable des humains naissent dans le tohu-bohu de la controverse. Impossible de commencer en invoquant, pour ce nouvel article constitutionnel, l’unanimité, la clarté, l’universalité de la raison. Cette situation n’est pas nouvelle, si l’on se souvient que le mot « chose » signifie à l’origine, aussi bien l’objet extérieur aux affaires humaines que l’assemblée quasi-judiciaire chargée d’en traiter. Les mots « cause » et « chose » désignent le même genre d’enceinte. Les Islandais ne sont-ils pas fiers de montrer aux visiteurs, sous le nom de Althing, l’espace herbeux qu’ils décrivent comme « le plus vieux parlement d’Europe » ? Il ne s’agit donc pas tant d’inventer que de revenir à une situation où les objets, les choses, sont devenus ­ ou plutôt redevenus­ des affaires communes. On le voit bien dès que l’on commence à évoquer les paysages, les ressources naturelles, l’air, l’eau, le vent, le climat, les villes, les risques, etc.

 

Lorsque le président Chirac s’exclamait naguère que « les herbivores seront toujours des herbivores », il n’affirmait pas du tout, par une vaine tautologie, quelque simple état de choses : il désignait un mélange de faits, de souhaits, de volonté politique et de désirs de réforme, rassemblant dans un même imbroglio le fonctionnement des ruminants et celui des éleveurs, la forme des paysages, les décisions de Bruxelles aussi bien que le goût des amateurs pour la viande rouge. À chaque fois, un objet extérieur aux affaires humaines dans l’ancien régime constitutionnel est devenu ­ redevenu ­ intérieur aux préoccupations humaines. C’est de ce souci, de ces précautions, de ces controverses qu’est constitué ce domaine aux frontières incertaines qu’on appelle « développement durable ». Dorénavant, l’essentiel de nos vies se compose de tels assemblages qui n’ont pourtant pas d’assemblée. Nulle instance qui représenterait les seuls humains vivant actuellement sur un sol national ne peut donc, à elle seule, prendre des décisions équitables. Elle ne représente, au mieux, que les intérêts forcément trop étroits des seuls humains. Aussi démocratique qu’elle soit, seuls le peuple et ses buts seront pris en compte. D’où l’impossibilité d’imaginer jusqu’ici quelque forme que ce soit de développement durable. (…)