Dominique Boullier, Eric Macé – Au-delà des partis ?


Dominique Boullier, Eric Macé / samedi 25 avril 2009

 

Les partis sont issus d’un autre monde, celui du XIXeme siècle et des modèles autoritaires, et ils craquent de partout. Mais la remise en cause des partis et des programmes ne suffit pas et peut même conduire à l’impuissance si l’on ne reconnaît pas la spécificité du politique dans le passage d’une exploration d’un problème à sa formulation politique et à la décision. Dès lors, ce sont toutes les institutions qui contribuent à ce travail à chaque niveau qui doivent être imaginées pour ré instituer la société et non seulement les partis. Les cosmopolitiques se distinguent par leur souci de composer un monde commun, par la prise en compte des êtres qui peuvent participer à ce monde commun sans être nécessairement inventoriés a priori ni classés dans des catégories d’opposition binaires. Les partis, pourtant, sont avant tout organisés pour faire la guerre, pour occuper des positions, faire des clivages, rendre de cette façon apparemment lisibles des problèmes complexes, et enfin désigner des candidats concurrents pour les postes de responsabilité : tout cela semble bien loin d’une approche cosmopolitique ! Mais les moyens de produire les représentants dans nos démocraties ont varié et cohabitent encore : les vedettes de l’opinion qui tendent à dominer l’agenda politico-médiatique contemporain valent elles mieux que les apparatchiks des partis, eux-mêmes combattant les barons des clientèles ? Cette lignée toujours « plus moderne » ne pose plus guère la question des collectifs qui se constituent aussi pour incarner la politique tout en se focalisant sur des personnes particulières. Or, orienter les politiques vers un travail de composition, c’est sans doute avant tout inventer de nouveaux collectifs qui remplacent les partis ou les empêchent de fonctionner comme avant, et c’est seulement dans ce cadre que de « nouvelles incarnations » pourront émerger. Car nous ne pouvons ignorer ce travail de personnalisation qui est au cœur de toute démocratie représentative mais aussi de tout travail de délégation. Mais selon les méthodes, les procédures et les collectifs qui sont engagés dans ce travail, les délégués en question peuvent prendre des allures très différentes car leurs attachements seront différents. Les partis modernes sont tous critiqués sur les effets de détachement qu’ils produisent, qui aboutit à leur coupure vis-à-vis de « la société civile ». Nous cherchons donc ici à explorer comment renouveler la forme parti pour lui permettre de garder vivants ses attachements, sans nier pourtant le travail de conversion qu’ils doivent opérer pour aller vers la clôture des controverses et vers la décision.
 

La maladie infantile de l’écologie ?

 

Les partis politiques écologistes sont intéressants à observer (mais parfois fatigants à fréquenter !) parce qu’ils constituent le symptôme aigu de la crise de tous les partis politiques dans nos démocraties. En effet, tout militant vert considère qu’il a droit à l’expression permanente, que ses avis sont toujours les plus autorisés : les Verts sont souvent recrutés parmi les couches instruites, ils possèdent souvent une expertise technique dans des domaines spécialisés, ils ont une expérience de l’expression publique. Pour tout dire, ils sont aussi fondamentalement rebelles à tout modèle autoritaire de fonctionnement et leur côté libertaire les encourage fortement à refuser tout unanimisme, voire même toute majorité. Ces querelles, les autres partis les vivent aussi, avec ces réserves qu’ils recrutent en beaucoup plus grand nombre et qu’ils savent arrêter les controverses par des arrangements au sommet ou par un coup autoritaire de l’un ou de l’autre. Ce qui est une faiblesse évidente quant à l’efficacité et à l’image, peut en fait être aussi considéré comme porteur d’avenir car, au moins chez les écologistes, les modèles autoritaires ne fonctionnent pas. Et tous ceux qui voudraient revenir à cet état de fonctionnement sous prétexte d’efficacité et de « modernisation » échoueraient et feraient fausse route. C’est bien la forme « parti » qui est historiquement dépassée, dans le même mouvement où les autres structures sociales fondées sur des liens de soumission sont elles mêmes impuissantes pour la plupart d’entre elles (mis à part l’armée et encore…)

 

L’essoufflement de la forme « parti »

 

Ce qui est commun à tous les partis, c’est leur perte d’influence et d’attraction. Les volontés de réforme du gouvernement français pour favoriser les grandes confédérations et la bipolarisation sont le plus sûr moyen d’aggraver la désaffection en instituant une distance énorme entre les militants de base et l’appareil de l’élite. Les associations, elles, se portent bien, les syndicats difficilement (mais certains recrutent malgré tout), les partis voient les militants vieillir sur pied, et c’est même le cas chez les écologistes qui subissent en plus un turn-over important. Bref, tout se passe comme si le modèle même du parti politique devait être remis en cause. Les partis de notables, les partis populistes, les partis de masse, ou les partis protestataires sont tous dans le même cas, à des degrés divers. Plus largement, on peut même penser que beaucoup de citoyens doutent de l’utilité de l’action politique, de sa spécificité ou de son pouvoir réel, ce que les politiques confirment souvent en avouant leur impuissance face aux « réalités du marché », comme pour Vilvorde et Michelin. Les politiques ont alors beau jeu de critiquer ces mêmes citoyens pour leur repli sur leurs seuls intérêts particuliers ou sur des actions spécialisées éphémères. Mais les critiquer ne change rien à la situation : qu’est ce qui peut rendre attractif un parti ? Qu’est ce qui donne envie d’y rester ( le « turn-over » est élevé chez les Verts) ? Rien ne sert de faire dans les paillettes ou les bons de réduction associés à l’adhésion ! Prenons plutôt le problème en disséquant l’activité d’un parti, pour voir à quoi il sert sans considérer a priori qu’un parti dans sa forme traditionnelle soit la meilleure réponse. C’est donc un inventaire des fonctions des partis que nous voudrions faire pour restituer le pluralisme des buts d’un tel groupement social et par là vérifier si la forme « parti » reste ou non adaptée.

 

1. Les répertoires d’action politiques contemporains

 

Un parti politique lance des campagnes d’action, pour faire pression en vue de résultats précis mais aussi pour faire changer les mentalités et diffuser à cette occasion sa vision du monde. L’action doit donc être à la fois convaincante et efficace. La forme parti apporte-t-elle quelque chose sur ce plan ? Une campagne doit être coordonnée efficacement, préparée, relayée, équipée, etc.. et les militants ont souvent bien d’autres choses à faire, dont la préparation des élections n’est pas la mo
indre ! Une campagne est éphémère alors qu’un militant de parti s’inscrit de façon durable. Une campagne est thématique et touche de ce fait des personnes précises non nécessairement intéressées par l’approche globale d’un parti (même si c’est précisément à ce déplacement des centres d’intérêt que nous visons). Bref, le parti, en termes de méthodes, de public et d’échelle de temps, est plutôt inadapté pour conduire des campagnes. Plus important, chaque parti définit ses campagnes en fonction du « répertoire d’action collective » qu’il maîtrise, celui qui fait sa particularité. En réalité tous les partis et surtout à gauche tendent à reproduire le même répertoire. Il faut alors reconnaître que les pratiques politiques écologistes les plus quotidiennes n’ont rien d’originales, qu’elles ne font que reproduire, plutôt mal, des méthodes, des outils, des principes issus d’autres traditions.

 

1.1. Le mouvement ouvrier et la grève Le mouvement ouvrier possédait une arme essentielle, la grève. Grève locale, spontanée, devenue une forme d’action syndicale classique parfois très contrôlée et dosée mais aussi programme politique associé à la prise du pouvoir, à travers la grève générale. Ce mythe de la grève générale continue de mobiliser les imaginaires gauchistes mais, avouons-le, beaucoup d’autres, seulement romantiques ou nostalgiques, ne serait ce que de Mai 68. La grève reste en tous cas une forme d’action fort adaptée au statut de salariés, plutôt industriels, plutôt grandes entreprises, mais de plus en plus, à des groupes sociaux occupant des « points de passage obligés » dans l’activité socio-technique d’un pays ( ex : aiguilleurs du ciel). Le pouvoir exercé par la grève (ou sa menace) est vraiment inégalement réparti entre salariés, les salariés des PME restant fort démunis dans ce domaine. Des variantes de la grève ont été imaginées : avec blocage de l’activité des non-grévistes, avec occupation, avec zèle, etc…Dans tous les cas, l’action peut être efficace lorsqu’elle fait peser l’essentiel de la gêne et de la perte sur l’employeur. On sait en revanche que le discrédit de certaines formes d’action dans les transports publics notamment provient de l’impression qu’ont les usagers qu’ils sont, eux, les principales victimes de la grève en question. Toutes les formes d’action qui ne calculent pas attentivement les effets sur leurs alliés ou ennemis potentiels finissent par perdre de leur légitimité et de leur efficacité. C’est classiquement le rapport salarial qui définit la grève mais on constate que le terme s’est étendu aux étudiants, aux élèves, etc, alors qu’ils pratiquent surtout un boycott des cours pour être plus précis.

 

1.2. Les consommateurs et le boycott Le boycott précisément est devenu l’arme favorite des consommateurs. Ralph Nader est devenu célèbre à cette occasion. Le pouvoir ne réside pas ici dans la force de travail mais dans la force d’achat, c’est au fond le pouvoir d’achat ou de non-achat qui s’exprime. On voit bien qu’il s’agit d’une forme d’action réservée à des sociétés riches, pouvant organiser leur auto-limitation sur certains biens précis dans la mesure où des biens concurrents sont offerts. Les boycotts ne risquent pas de marcher dans les pays où la pénurie est la règle. L’important est ici de sélectionner la cible de façon claire car l’action ne procède que de la contagion, par les médias et par actes individuels cumulés. On peut faire des manifs collectives de boycott et finalement aller acheter ses biscuits Lu ou son essence Shell individuellement. Il faut noter le poids considérable de ces actions dans les pays anglo-saxons, qui développent des formes de citoyenneté beaucoup plus centrées sur la communauté et les pratiques quotidiennes, alors que les grandes organisations politiques notamment ont toujours dédaigné ces actions en France. Avec le boycott de Danone, on a pu mesurer la difficulté à concilier boycott et défense des salariés : le conflit, qui pourrait avoir un effet cumulatif (ouvriers+ consommateurs), peut se retourner en division générale. On sous-estime souvent l’importance de cette arme du boycott ainsi que le mouvement des consommateurs, toujours suspecté au fond de ne pas critiquer radicalement le modèle productiviste mais de demander seulement de meilleurs produits ou de ne pas se soucier des salariés et des impératifs de sauvegarde de l’emploi. Ces formes d’action doivent certes être maniées de façon prudente et calculée et non par effet de mode, avec slogan rapidement lancé, sans effet, qui ridiculise non seulement l’organisation qui échoue dans cette action mais aussi tout autre action de boycott. Car l’acteur individuel qui boycotte ne peut pas vérifier l’effet de sa participation à l’action directement, il doit attendre l’agrégation des actions individuelles, et s’il adopte des anticipations négatives, il ne peut pas se lancer dans l’action).

 

1.3. Les activistes environnementalistes et l’interposition non-violente Greenpeace a inventé une autre forme d’action particulièrement bien rodée, l’interposition non-violente. Cette forme d’action nécessite un grande préparation car elle n’intervient qu’à un moment d’une campagne plus large, comportant des dossiers, des courriers, du lobbying classique, des appels aux médias. Seuls des activistes formés, dirigés selon un plan très calculé pour ne pas déraper ni être interprété de façon erronée, peuvent mener ces actions. Greenpeace admet clairement ne pas être à l’aise avec les actions de masse. Cela ne condamne en rien ce mode d’action, c’est au contraire reconnaître que chaque mode d’action à sa sphère de validité, son cahier des charges et donc ses limites. L’expertise sur les dossiers traités, l’appui sur les médias et sur l’opinion font aussi partie des compétences de Greenpeace nécessaire au succès de ses actions. Il faut encore insister sur les deux notions de stratégie et d’action mesurée qui font leur force. Il y a là matière à inspiration pour trouver ce qui sera l’action spécifique propre à l’écodémocratie, sans pour autant prétendre le reproduire.

 

1.4. L’opinion et les manifestations Les manifestations sont encore l’action la plus largement répandue parmi tous les partis des démocraties. Le principe de la manifestation, c’est la force du nombre (d’où les batailles de comptage). C’est un principe apparemment démocratique mais dont le sens reste fort ambigu. Les manifestations doivent agréger des collectifs fort hétérogènes et de vives discussions portent souvent sur le respect des slogans collectifs, mais aussi sur l’ordre de préséance entre organisations. Les débordements violents ont souvent l’effet d’un sabotage en règle des bénéfices d’une manifestation. Mais dans certains cas, ces débordements créent un cycle répression/solidarité que certains n’hésitent pas à manipuler. Aujourd’hui, le critère du nombre a largement été supplanté par celui des médias. Et l’on voit les véritables shows que certains syndicats peuvent organiser pour se faire remarquer. Les manifestations ne sont en fait la propriété d’aucun mouvement social : le mouvement ouvrier en a fait largement usage, le mouvement anti-mondialisation les reprend mais toutes les catégories sociales, toutes les tendances (cf. « la » manif du privé contre Savary en France dans les années 80), tous les objets de préoccupations peuvent faire l’objet de manifestations. On peut dès lors se demander si une approche cosmopolitique peut apporter quelque chose de spécifique à cette forme d’action, dans sa mét
hode pour assembler et permettre de se compter. Car il est certain que, comme on l’a encore vu récemment contre le CPE en France, une manif, ça « fait » quelque chose et ça peut faire la différence si c’est bien fait.

 

2. Les répertoires d’action cosmopolitiques

 

2.1 Le répertoire propre aux cosmopolitiques : la composition du monde commun

 

Offerlé distingue trois répertoires contemporains : celui de la mobilisation du nombre, celui des discours d’expertise et celui du recours au scandale. Ces trois répertoires peuvent être mobilisés par l’écodémocratie, mais on voit d’emblée qu’ils n’ont rien de spécifique et qu’ils présentent même des risques de glissement grave pour les méthodes même des cosmopolitiques.

 

 

Les cosmopolitiques peuvent-elles provoquer l’émergence de forme d’action collective nouvelle autour de l’exigence de débat et de composition ? Il ne s’agit plus alors d’un slogan mais bien d’une méthode de mobilisation , qui peut certes être associée à la convocation d’experts ou à leur formation, à la mobilisation et à la participation d’un grand nombre ou enfin à la création de scandale par la mise en débat originale sur le fonds ou sur la forme. Ce n’est pas un hasard si les associations de riverains, celles qui combattent les choix techniques majeurs comme le nucléaire ou les OGM, les associations de quartier, etc. demandent toujours et avant tout un débat. Elles finissent par devenir expertes dans le domaine, elles parviennent à mobiliser parfois des milliers de personnes dans des réseaux nationaux, elles savent jouer aussi des actions spectaculaires et médiatiques. Mais leur force tient non pas tant au refus a priori qu’à la volonté de débattre, d’organiser la confrontation des points de vue et de faire avancer la décision publique en prenant en compte toutes les contraintes. Cette revendication peut devenir un savoir-faire et devrait constituer pour les porteurs des cosmopolitiques leur trait distinctif. Parce que les cosmopolitiques admettent l’incertitude et ne prétendent pas imposer des solutions qu’une avant-garde éclairée ou des experts tout-puissants auraient trouvé. Pour elles, le débat manifeste l’exigence de prise en compte, il représente une méthode pratique pour faire avancer la solidarité, la rendre visible, et recomposer le problème avec tous les êtres concernés.

 

2.2. Collectifs instituants : procédures de débat public et déclaration d’ouverture de controverse La nécessité du débat ne peut être posée comme principe général sans tenir compte des niveaux institutionnels, des conditions dans lesquelles cela peut se dérouler et des techniques de mise en œuvre opérationnelle. Le niveau institutionnel le plus connu porte sur les procédures de débat public, dites parfois aussi conférences de consensus. De nombreuses observations et analyses ont été faites à ce sujet. Un projet cosmopolitique doit déboucher sur des propositions de procédures qui tiennent compte de toutes ces expériences et qui visent à les faire inscrire dans les formes reconnues de la vie politique des pays démocratiques. La « déclaration d’ouverture de controverse » est à ce titre une opération importante pour marquer le moment où les boites noires peuvent et doivent être réouvertes, à condition que les limites du questionnement ne soient pas a priori définies de façon étroite. Si un débat sur les OGM ne peut pas prendre en compte les modèles agricoles productivistes et ce qui pousse les firmes et certains agriculteurs à ces choix techniques, le débat n’a aucun intérêt. Les limites du collectif doivent rester ouvertes pendant toute une période pour être sûr qu’on n’oublie pas un acteur majeur dans l’investigation. Il s’agit alors d’exploration des mondes possibles, des points de vue et cette exploration peut déboucher sur le constat de l’insuffisance des recherches et sur leur relance, ce qui peut prendre des années : des moratoires durant les phases de controverses doivent être institués pour éviter des décisions contraires. Mais on a déjà vu des pressions telles des différents lobbies et des pays étrangers au nom du libéralisme que les gouvernements nationaux cèdent. C’est bien au niveau européen que doivent s’engager ces procédures avec le souci de refuser toute pression des autres pays pour revenir sur des décisions de moratoire tant que l’exploration n’aura pas été menée à son terme. Précisons que ces méthodes peuvent être appliquées sans difficultés aux questions de politiques sociales ou de services publics qui sont actuellement soumises à rude épreuve par les pressions libérales et qui conduisent à prendre des décisions d’urgence dont on mesure quelques années après l’inconséquence (comme on l’a vu pour les services publics anglais).

 

2.3.Collectifs de soutien Cette exploration repose sur les deux dimensions définies par B. Latour : la perplexité et la consultation. C’est en même temps que se constituent les connaissances (perplexité) et les cercles sociaux concernés (consultation). Il ne faut jamais craindre de faire intervenir les « petites voix » ou les voix improbables ou encore les voix qui refusent de débattre. Les cosmopolitiques doivent permettre de développer des savoir-faire et des méthodes d’écoute les plus exigeantes, en cela il s’agit bien d’une approche combative et non marquée par le consensus mou. C’est l’écoute qui permet de se laisser interroger, sans perdre de vue le travail d’exploration en cours mais en admettant de se mettre en danger car on a pu collectivement mal poser la question depuis des années. L’irruption de propositions insolentes ou iconoclastes ou politiquement incorrectes est toujours la bienvenue pour les cosmopolitiques car c’est la seule chance de refonder les principes qui permettent de faire le monde commun. Ce n’est pas possible à tous moments mais au moins durant ces phases de controverses doit-on l’admettre. Différencier bien ces collectifs d’écoute, qui sont un préalable pour garantir à chacun que sa position est entendue, et qu’on cherche à se mettre à sa place. Cela se pratique dans des instances assez proches finalement des collectifs de self-help, ou d’entraide que l’on rencontre particulièrement dans le monde anglo-saxon, pour les malades notamment. Il est essentiel de ne pas court-circuiter cette phase de mise en forme des émotions, d’expression des peurs et des rancoeurs et de ne pas les disqualifier a priori comme le font toujours les débats politiques officiels. On repousse des arguments qui sont émis de façon véhémente, ou avec un langage peu châtié, ou qui mettent en cause des personnes, etc. et on évite ainsi d’entendre ce qui cherche à se dire. Si ces formes d’expression sont employées, c’est aussi bien souvent parce que l’expérience a montré que l’écoute n’existait pas. Pour éviter cela il faut précisément créer, multiplier et soutenir ces groupes de parole que l’on dira collectifs de soutien, sans leur demander de faire par avance le travail d’exploration. Les collectifs d’exploration, dont nous parlons ensuite, engagent des démarches d’argumentation et de création de connaissances, en même temps que d’extension de leurs réseaux, réseaux différents de ceux mobilisables pour le soutien et l’expression. Il s’agit déjà de composer avec d’autres.

 

2.4. Collectifs d’exploration On comprend dès lors qu’une phase de controverse ne peut en aucun cas se résumer à une conférence de citoyens, de consensus, avec représentants de la société « ordinaire » désignés de multiples façons ou experts. C’est un débat en profondeur au sein de tous les groupes concernés qui doit être engagé. Les groupes concernés ne sont pas délimités a priori par quelques porte-parole officiels de certains de ces groupes : cette confiscation du débat au profit des spécialistes ou des professionnels d’un domaine est le plus sûr moyen de faire échouer une procédure. Les questions qui intéressent les agriculteurs, les sage-femmes ou les homosexuels intéressent toujours directement d’autres groupes. Bien sûr, l’expérience qui leur est propre doit être prise en compte, mais le problème ne prendra une autre dimension qu’à la condition de le relier à tous ceux qui se sentent concernés, voire même à ceux qu’il faut solliciter pour vérifier qu’ils sont ou non concernés. Les formes d’expression peuvent dès lors être instituées mais de nombreuses autres formes apparaîtront, dont les manifestations, voire même des actions plus virulentes selon l’enjeu. Ce niveau institutionnel du débat public doit faire l’objet d’expériences multiples pour arriver à cumuler des savoir-faire et des méthodes généralisables. Il ne peut être résumé sous la forme d’un vote référendaire, car ce serait d’emblée aller à la clôture du débat avant même de l’avoir mis en place, mais la question de sa clôture sera posée plus loin. Il demande donc du temps, des moyens, un choix de société pour considérer que cette participation citoyenne fait partie des contributions que chacun peut apporter et pour lesquelles il doit avoir du temps disponible. S’il y a bien une justification fondamentale à la réduction du temps de travail, c’est bien cette nécessité d’intensifier la participation de groupes sociaux plus divers à toutes les instances de la vie démocratique et notamment à ces formes de débat.

 

2.5.Les vertus du nimby A l’autre extrême de l’échelle institutionnelle, se trouvent des situations dites locales, souvent relativisées comme luttes de riverains, défense d’intérêts privés, défense catégorielle ou communautaire, Nimby, etc…Ces citoyens sont pourtant les vigiles qui peuvent alerter sur des questions que personne ne peut entendre et qui les touchent directement. Et ce n’est pas parce qu’ils sont touchés directement qu’ils n’ont pas droit à être entendus. Les riverains d’un aéroport, d’une future décharge, les parents d’élèves d’une école qui ferme, les patients touchés par une maladie, les ouvriers d’un secteur industriel qui disparaît, les défenseurs d’une forme d’art qui dérange, etc. tous ont prétention, dès lors qu’ils se groupent, à demander l’ouverture d’une controverse. Les échelles ne sont pas les mêmes au départ, mais la question posée peut parfois déboucher sur des enjeux nationaux, comme on l’a vu pour les patients atteints de myopathie. Le savoir-faire de certains porte-parole de ces associations ne doit pas être la seule chance d’émergence de ces problèmes. C’est le rôle des écodémocrates de proposer sur toutes ces questions, les plus locales ou les plus momentanées, la création de collectifs et l’ouverture de débats. Les problèmes soulevés dans le cadre des débats plus généraux vont se retrouver à nouveau : l’exigence d’écoute, la consultation et la perplexité, l’exploration, le temps nécessaire et la diversité des formes d’expression.

 

3. Les porteurs de l’action cosmopolitique

 

3.1.L’école du gouvernement

 

Un savoir-faire doit petit à petit se formaliser et doit pouvoir se transmettre de façon à devenir la marque de fabrique des cosmopolitiques. Les différentes tâches requises pour composer un collectif, pour faire émerger un problème, pour faire admettre l’ouverture de la controverse, pour réguler les tensions internes, pour constituer un dossier et des expertises diverses, etc… demandent des qualités qui peuvent s’apprendre mais qui ne relèvent en rien d’un simple bon sens. De la même façon que les partis de gauche repéraient et formaient leurs cadres sur le terrain des grèves et des luttes, les cercles cosmopolitiques doivent repérer et former leurs porte-paroles dans les procédures de débat. On conçoit dès lors que ces débats sont aussi une école de gouvernement non seulement pour leurs animateurs mais pour tous les participants. Lorsqu’une association accepte de réviser ses objectifs de lutte contre une déviation routière pour prendre en compte les exigences d’autres riverains chez qui elle prévoyait de la repousser, un vrai travail politique a commencé : les solutions ne sont pas immédiates, la prise de responsabilité s’élargit, la lutte dépasse le stade du « nous » contre « tous les autres », on apprend à faire des alliances et à déplacer en même temps la compréhension du problème, bref, à pratiquer l’art de la composition. C’est grâce à ce travail quotidien, sur le terrain, que la participation politique progresse, même si elle ne se traduit pas dans les urnes.

 

Cette capacité à lancer et à animer des débats n’est pas spontanée, elle n’est pas permanente. Ces deux notions devraient être à la base même d’attentes réalistes de la part des partis. Il est vain de supposer que l’importation de « leaders naturels », de « professionnels de la politique » ou autre recette miracle pourrait changer quelque chose : dès ce niveau de la mobilisation, de la capacité à animer des débats, à faire participer, à organiser les actions, il est nécessaire de prévoir des formations adaptées. Les Verts français ne sont jamais parvenus à produire un système de formation et partant de sélection de leurs cadres qui soit suffisamment intégrateur, ce qui permet aux plus disponibles, aux plus copains, ou aux plus entêtés d’occuper des fonctions totalement inadaptées à leurs compétences. De plus, chacun arrive avec son bagage reçu dans d’autres organisations ou dans sa formation personnelle et se contente de le reproduire, en entrant très vite en conflit avec les autres.

 

3.2.Une nouvelle éducation populaire La formation était en revanche la clé du succès et de la cohésion du parti communiste. Personne ne cherche à retrouver le type de loyauté que suscitaient les organisations communistes bureaucratiques. En revanche, leur offre de formation a permis d’ouvrir les rangs des cadres du parti à des personnes sans parcours scolaire reconnu. Cette possibilité était aussi offerte par tout le mouvement d’éducation populaire qui a fourni tant de responsables pour la gauche et pour les associations. La formation est la clé pour se forger des cadres communs d’analyse, des méthodes d’action partagées et pour être vraiment opérationnels dans les campagnes qui sont conduites. C’est ce qu’a réussit Attac dont l’éducation populaire est devenue peut-être la principale fonction. Cette formation ne peut reposer seulement sur la transmission de l’histoire et de savoirs formalisés comme cela se fait dans les partis dogmatiques. Elle doit consister en une mise à l’épreuve du terrain, plus ou moins réaliste : à travers des mises en scène de cas, des jeux de rôle et d’autres formes d’intervention directe, la compréhension des mécanismes du pouvoir, la capacité à argumenter, à redéfinir sa position, à entendre et à convaincre peuvent être exercées.

 

3.3.La fin
des militants : la démocratie intermittente
Il serait aussi bon de prendre en compte le reflux définitif du militantisme traditionnel, qui, comme le nom l’indique bien, relevait plus d’un embrigadement total, d’une adhésion forte que d’une contribution politique. Les partis étaient aussi des cadres de socialisation, toutes les relations amicales pouvaient tourner autour d’eux, le temps de loisir était tout entier pris par cette activité. Or, les citoyens contemporains rejettent cette forme d’engagement comme ils rejettent d’ailleurs toutes les adhésions trop définitives, trop prenantes et qui ne leur donnent pas l’impression de pouvoir à tout moment choisir. Mais les partis continuent pourtant selon le même schéma, ils continuent à réclamer un engagement personnel qui entre en contradiction avec la vie professionnelle ou familiale, ils n’admettent pas les critiques de celui qui n’est qu’adhérent et ne peut pas participer aux actions. Les partis n’ont pas compris que nous sommes entrés dans une ère de « démocratie intermittente ». En réalité, il n’y a là rien de nouveau, puisqu’ Aristote le soulignait déjà (p. 283, La politique) et en faisait d’ailleurs un des problèmes clés de la démocratie, puisque la disponibilité pour participer aux assemblées n’était pas également répartie, d’où le risque d’oligarchie à terme.

 

3.4.Statut de l’élu et reconversion Cette exigence de militantisme total fait fuir la plupart des sympathisants et conduit par ailleurs à maintenir au pouvoir toujours les mêmes, ceux qui ont certes fait des sacrifices de carrière professionnelle pour militer mais qui, du coup, se sont convertis à une carrière politique, qu’ils n’ont aucune envie de lâcher, même lorsqu’ils sont battus au sein de leurs partis ou devant les électeurs. La nécessité d’un statut des élus politiques mais aussi associatifs possède donc une importance considérable pour ouvrir les postes internes ou électifs à d’autres groupes sociaux et pour faciliter la récupération d’un poste professionnel après avoir occupé des fonctions associatives de quelque ordre que ce soit, bien au-delà des partis. La reconnaissance de la démocratie intermittente doit aussi se faire pour les citoyens les plus ordinaires : il est normal qu’après des phases de mobilisation sur un sujet, d’engagements sur des dossiers civiques, la plupart des citoyens reprennent une posture plus désengagée et souhaitent déléguer ces charges. Il ne sert à rien de se lamenter sans cesse sur la faiblesse de l’engagement citoyen, il suffit déjà de trouver les leviers pour le susciter de diverses manières, sans épuiser ni dégoûter ceux qui s’y engagent.

 

3.5. Pour une agence activiste du débat On peut cependant comprendre, dès lors, que les « ressources humaines » dont disposent les partis soient finalement assez faibles malgré leur nombre d’adhérents. C’est pourquoi une organisation qui s’inspire des cosmopolitiques doit pouvoir confier la gestion de ces campagnes à des personnes détachées à temps plein et financées par les cotisations d’un courant fort large, comme parvient à le faire Greenpeace. Il est possible de créer ainsi des agences, une nouvelle forme d’organisation qui traiterait certaines des tâches spécialisées d’un parti. Dans le cas précis des campagnes, l’agence serait composée d’activistes, formés pour cela et réellement compétents dans leurs domaines du point de vue de l’agitation et de la stratégie (et non seulement sur le plan théorique ou technique dans un domaine précis). Le noyau restreint d’activistes peut s’appuyer sur des donateurs en grand nombre mais aussi sur un réseau de correspondants plus larges, qui pourraient décider de se former et de participer à certaines des actions, sur certains thèmes ou pour une durée limitée. Le statut de membre d’une organisation pourrait ainsi être fort diversifié et reposer sur des motivations différentes.

 

3.6 Le savoir-faire de la société civile Cette fonction de campagne vise à la fois à gagner l’opinion mais aussi à faire pression sur les décideurs et surtout à constituer des collectifs qui peuvent alors représenter le véritable socle de la vie démocratique. C’est pourquoi la façon dont sont menées les campagnes est tout aussi décisive que leurs résultats : si un succès est obtenu par des manœuvres et des influences occultes, c’est toute la démocratie qui en souffre au bout du compte. Lorsqu’un collectif se constitue sur un problème, qu’un débat prolongé a lieu permettant l’exploration et le déplacement des positions des uns et des autres, qu’il en ressort des propositions crédibles mais aussi des acteurs qui ont repris confiance dans leurs propres capacités à participer au gouvernement de la cité, même si au bout du compte les mesures ne sont pas appliquées comme prévu, le gain est durable, des réseaux se sont constitués, des savoir-faire ont été diffusés, une autre vision de l’action politique a été rendue crédible. La compétence spécifique des activistes cosmopolitiques n’est donc pas celle des militants de Greenpeace, centrée sur les médias, elle est centrée sur l’organisation des débats, sur leur impulsion, sur la combinaison entre formes de collectifs, de soutien, d’exploration et instituants. L’expérience n’est guère à chercher en ce domaine chez les militants des partis qui ont souvent (mais pas tous !) perdus ce savoir-faire pour se concentrer sur les enjeux électoraux ou sur les cartels d’animation de campagnes classiques. Elle est en revanche présente dans des collectifs communautaires, dans des groupes locaux, dans des organisations d’éducation populaire, dans des réseaux spécialisés dans la défense d’une cause, dans les réseaux d’entraide, humanitaire, psychologique ou autre. Tous ces médiateurs spontanés savent faire vivre des collectifs, soutenir des révoltes ou des peurs, aider à explorer des solutions, à mettre en forme des arguments. Reprenons auprès d’eux, auprès de ce qu’on nomme la société civile, des leçons pour « faire société ».

 

4. Les fonctions de sélection des élus

 

La deuxième fonction ou activité d’un parti consiste à sélectionner des candidats pour des postes électifs dans les institutions. C’est souvent même la seule fonction des partis classiques. Les tendances à la bipolarisation existent dans tous les pays démocratiques mais ce sont toujours des partis secondaires dont l’appoint est nécessaire tant les camps en présence ont tendance à se reproduire à l’identique. Les méthodes de recrutement et de sélection varient mais l’on sait que traditionnellement, il faut « avoir fait ses preuves » dans l’animation interne au parti pour pouvoir prétendre à la sélection. On constate pourtant qu’un bon organisateur interne n’est pas nécessairement un bon candidat mais pourra quand même se trouver sur les listes (moins souvent dans les scrutins nominaux). Même un mauvais organisateur, du moment qu’il occupe des postes clés, possède souvent assez de ressources institutionnelles pour ne jamais être sanctionné et pour obtenir sa désignation. La fonction de sélection des candidats est essentielle pour les partis et elle finit par surdéterminer tous les débats internes, tous les choix d’action, les prises de position, les mesures organisationnelles. La désignation dépendant soit de règles de proportion entre tendances, soit d’adoubement par les éléphants de service, chacun se place dans certaines écuries par avance, en estimant ses chances de succès. Les appétits sont innombrables et la jouissance de faire des petits scores ou d’êtr
e à coup sûr battu aux élections semble vraiment mobilisatrice pour certaines personnalités. Toute la qualité des partis repose en fait sur leur capacité à attirer des candidats potentiels de qualité eux-mêmes. Mais la qualité en question doit être diverse, sinon, ce sont les élites qui s’auto reproduisent ! Cela suppose de la part des partis une capacité à éliminer les cas pathologiques et à former les novices pour devenir des politiques reconnus. La forme « parti » est-elle la plus adaptée pour cette opération ? Notons déjà que dans certaines démocraties, la désignation de certains candidats se fait à l’échelle des électeurs qui se déclarent électeurs d’un parti donné et non à celle des militants, dans le cadre de primaires. La forme « parti » que nous connaissons n’a sans doute guère d’avantages dans la sélection des candidats puisque les critères sont liés à la présence dans les postes ou les tendances (ou écuries) clés pour la désignation.

 

4.1. Sélection des candidats selon leur savoir-faire des alliances Or, cette sélection est essentielle pour des organisations qui visent la conquête du pouvoir. On peut comprendre que des organisations purement protestataires soient indifférentes à ce critère mais pas des partis qui acceptent de jouer le jeu de la représentation démocratique pour prendre le pouvoir. Ce qui veut dire accepter en même temps qu’il n’existe pas d’autre voie de conquête du pouvoir que les élections, en faisant son deuil de toute grève générale, de tout putsch par une avant-garde éclairée, ou de tout appel à un sauveur suprême. Mais la question de la sélection des candidats, dès lors qu’elle se pose dans le seul cadre du parti, permet d’éviter de poser la question des alliances. Ce sont les logiques des courants internes qui permettent la désignation des candidats. Pour être désigné, il a souvent fallu forcer le trait contestataire pour gagner les militants, pour leur montrer son adhésion totale au programme et sa loyauté absolue. Une fois candidat, en revanche, il faut engager le travail de construction des alliances et donc faire évoluer ses positions, d’où l’accusation immédiate de trahison, de gagner la désignation à gauche et l’élection au centre. Or, ce savoir-faire des alliances doit être à la base des compétences reconnues des politiques, sans pour autant que cela dégage des spécialistes à vie de cette pratique puisqu’il faut au contraire veiller à renouveler les liens directs avec la société et sa diversité.

 

4.2. Pour une agence de sélection et de formation des candidats Tout ce savoir-faire des alliances, alliances qui ont du sens et qui font avancer la prise en compte de la solidarité, de l’incertitude et la prise de pouvoir des collectifs, devrait donc constituer le critère essentiel de sélection des candidats à des postes électifs. Pour cette fonction, on peut imaginer de créer une agence de sélection des candidats. Le concours serait largement ouvert à toute personne se prétendant proche des cosmopolitiques. Il s’agirait bien d’un concours, comme c’est le cas actuellement, à la différence près que des critères précis devront être établis, des scores atteints sur différentes échelles de qualité, des formations obligatoirement suivies auparavant pour prétendre être candidat : l’expérience réelle au contact des membres des organisations concernées est bien sûr un critère important, car il est vrai que l’on apprend déjà beaucoup en animant un collectif interne. Mais ce n’est jamais le seul critère. Le corps électoral ne doit pas être limité aux membres du parti : ce sont tous les électeurs qui se déclarent électeurs dece courant qui peuvent prétendre voter dans des primaires, organisées par courrier. Ce que les partis américains réalisent ou ce que la gauche italienne a mis sur pied Dès lors les frontières de ce que l’on a coutume d’appeler « parti » sont amenées à évoluer considérablement. Les cercles des souscripteurs pour les campagnes de l’agence activiste, les électeurs des primaires font ainsi partie d’un réseau politique : quelques uns d’entre eux seulement peut prétendre s’associer aux campagnes ou encore aider ou être candidat aux élections.

 

4.3.Des cercles plutôt qu’un parti : un parlement, un gouvernement et des agences Les partis ont tendance à mêler des pouvoirs qu’ils souhaitent distinguer dans le gouvernement politique lui-même. Distinguons plus clairement, au sein de « cercles », les fonctions exécutives des fonctions délibératives : les agences sont l’équivalent de véritables administrations. L’organe dirigeant doit piloter ces agences politiquement sans en être à la tête directement. Il n’a pas en charge l’exécution mais le gouvernement, au sens politique du terme, fixant précisément les choix d’orientation et contrôlant l’action des agences. Pour sa désignation, c’est bien un Parlement qui peut le faire, et cela sous la forme d’un congrès tous les deux ans. Il n’existe aucune nécessité d’avoir un parlement permanent dès lors que l’on a un gouvernement vraiment politique assisté d’une vraie administration par agences. Ce gouvernement des cercles écodémocrates doit être cependant large de façon à assurer une représentativité des régions (on peut penser à un gouvernement de 30 personnes maximum cependant, pour qu’il puisse encore travailler). Ce congrès regroupe trois collèges : membres individuels, associations, élus. Les liens avec les citoyens se font de plusieurs façons. Rappelons-le, seuls quelques-uns acceptent de faire plus que de la politique intermittente et il n’y a pas de raison que cela déclenche automatiquement des rentes de situation ni qu’un parti s’appuie uniquement sur eux. Les risques de dérive d’un parti classique sont connues et peuvent être résumées de la façon suivante :

 

 

Il est possible de mettre en place les dispositifs qui permettent la composition en composant « le parti » comme l’ensemble des cercles qui traduisent en leur propre sein ce souci de composition. Les principes qui lient les personnes à l’organisation sont à chaque fois différents. Cette structure interne est alors totalement différente de celle qui consiste à avoir des sections sur un territoire ou sur une entreprise et à les fédérer selon les niveaux administratifs et électoraux pertinents : ce principe ne vaut que pour les élections. Les territoires que sont l’entreprise ou le quartier peuvent sans doute être pertinents dans certains cas mais l’organisation encercles permet d’ouvrir cette composition car uin activiste n’a pas besoin d’être identifié à un territoire donné de la même façon qu’un élu ou qu’un membre d’un réseau associatif dont les échelles seront différentes.

 

 

4.4. Le lien avec la société civile à réinventer C’est dans la composition des trois formes de participation et de regroupement que les cercles peuvent s’élargir en évitant la dérive. Nous proposons aussi que les membres individuels des cercles (qui participent aux campagnes ou aux élections, ou aux deux) ne constituent qu’un collège et que toutes les organisations
qui se prétendent intéressées à la cause écologiste et aux thèses de l’écologie politique constituent un second collège. On a souvent glosé sur les liens entre les mouvements associatifs et les partis politiques et les traditions de courroie de transmission héritées des pratiques communistes ont eu un effet repoussoir qui continue à s’exercer. Les Verts français s’intitulent « confédération écologiste » et c’est précisément ce qu’ils devraient chercher à devenir. Dès lors qu’il existe une spécialisation des fonctions, que toute la vie du parti ne tourne pas autour de la désignation de candidats aux élections, il est possible d’offrir un modèle de relations différent aux associations, avec qui, dans la réalité, un travail quotidien et des relations étroites sont engagées. Les associations en question ne sont pas membres du gouvernement des cercles mais seulement de son congrès, ce qui différencie bien les rôles. Cela oblige à vraiment aller vers elles, à prendre en compte leurs points de vue. Cette orientation permettrait de changer la nature même des partis dans leurs liens avec la « société civile », sans confondre les rôles, à condition de préciser les formes pertinentes.

 

4.5. La spécificité du statut d’élu Un troisième collège doit être créé pour bien prendre en compte la différence des rôles au sein des cercles : le collège des élus. Les élus changent de fait de façon de voir les problèmes, ils ont une responsabilité légale, alors même que la collectivité dont ils sont membres n’appliquent pas toujours la politique qu’ils souhaiteraient : c’est une école de négociation et de compromis inévitablement, ce qui explique pourquoi certains protestataires préfèrent rester en dehors de toute responsabilité d’élu. En revanche, cette posture d’élu et ses contraintes ne doivent pas devenir la seule grille de lecture d’une situation politique : la vie des cercles, à travers leurs actions de terrain, notamment menées par « l’agence activiste », doit rester centrée sur les objectifs de toujours gagner des alliés, et par là des électeurs. Cela suppose parfois de ne pas être totalement en phase avec les élus et c’est normal. Dès qu’ils sont simples conseillers municipaux, ces élus doivent participer à un collège particulier. Des désaccords peuvent se produire entre ces trois collèges, et c’est même probable et l’on verra bien alors que les statuts de départ jouent un rôle dans ces positions. Mais il peut aussi exister des débats et des clivages transversaux.

 

5. L’impasse des programmes Il est trop aisé de se contenter de méthodes, comment aller à la bataille électorale sans programme, nous diront les politiques les plus classiques ? Pourquoi éluder cette question ? tout mouvement ne peut se fonder que surun cadre de convictions fortes, C’est sur cette base que peuvent être suscités des débats qui constituent son répertoire d’action, pour proposer des alliances qui marquent sa méthode. Il lui est possible d’élaborer un programme sans nul doute, mais il conviendrait au préalable de définir le statut de ce programme. Catalogue de promesses attrape-électeur ? Démonstration de compétence gestionnaire pour gagner ses galons ? Règlement de compte avec les adversaires qu’il faut marquer à la culotte ? Discours visionnaire pour enflammer les foules ? Liste de slogans à répéter sans écart dans tout débat ? Feuille de route pour le gouvernement à venir ? Contrat contraignant entre un parti et ses élus ? C’est toujours un peu tout cela et dès lors un programme ne dit quasiment plus rien, car cela ne remplit aucune fonction. C’est pourquoi nous proposons d’abandonner la notion même de programme ou même de propositions pour lui préférer l’expression d’orientations fortes.

 

5.1. Discours de la méthode C’est donc plus un discours de la méthode et le rappel de principes qui peuvent être présentés sans escroquerie. Car le programme fonctionne comme une illusion de clarté pour tous- militants des partis, partis alliés, électeurs. Jamais un parti n’a pu respecter les promesses qu’il avait faites avant d’arriver au pouvoir. Ceux qui auraient pu le faire ne sont que des partis totalitaires qui se sont crus capables de faire plier la société à leur vision en refusant de remettre leurs orientations en cause lorsque les contestations sont apparues. C’est en effet ce que doivent admettre tous ceux qui font de la politique et qui en font l’expérience dans les plus petites instances que sont leurs associations par exemple : la politique ne peut jamais se résumer à l’application de recettes ou de solutions toutes trouvées. La méthode qui fut critiquée dans le totalitarisme ou qui l’est désormais chez les idéologues du libéralisme, dont on a vu dans les deux cas les conséquences catastrophiques, ne peut servir de base à une politique nouvelle. Prétendre faire le bonheur des gens malgré eux constitue un grand danger pour les démocraties. Faire preuve à tout prix de volonté politique au point d’imposer une vision qui refuse tout démenti de la réalité, c’est retomber dans les travers autoritaires que l’on connaît bien, aussi libéral soit-on. Par opposition, c’est l’incertitude que nous avons mise au centre du souci cosmpolitique et qui est aussi la loi de toute action politique et encore plus de celle qui consiste à gouverner.

 

5.2. S’engager oui mais sur la prise de pouvoir des collectifs Dès lors, le programme devient contre-productif. C’est un exercice de simulation de la maîtrise du monde alors qu’aucun parti ni aucun élu ne peut avoir cette prétention. C’est un carcan pour déplacer les alliances et les élargir dès lors qu’il faut faire avancer. C’est une garantie d’immobilisme puisqu’on doit camper sur des positions préparées à l’avance quelque soit l’environnement. C’est prendre les électeurs pour des idiots et certains partis ne se privent pas de le faire en promettant tout et son contraire : moins d’impôt et plus de services publics, plus de police et moins de contrôles, plus de solidarité et plus de liberté de choix, etc.. Cette débauche de promesses peut aussi bien se traduire par une application dogmatique non pas de mesures contradictoires mais de principes strictement mis en œuvre ou tout au contraire par la démagogie la plus plate et les reculades successives devant tous les lobbies. Le programme et sa qualité n’ont jamais constitué une garantie quelconque. Des engagements en matière de méthodes de gouvernement sont en fait plus exigeants car il faut s’assurer que chacun des gouvernants possède les capacités et le style personnel adapté : or, la sélection des gouvernants repose rarement sur ce critère ! On finit par penser que le seul fait d’avoir survécu dans le marigot politique devient un gage de savoir-faire. Ce qui est certain en revanche, c’est que la compétence technique des experts ou des membres de la « société civile » ne leur garantit en rien une quelconque compétence politique, c’est à dire cet art de faire des alliances et de mobiliser des collectifs pour des transformations partagées (cf. Allègre !). Il serait certainement bien plus dangereux de leur confier le gouvernement sur la base de leurs supposés savoirs éclairés.

 

5.3. L’art de l’action suffisante : renforcer les pouvoirs intermédiaires Tout l’art politique tient finalement dans la prudence, non pas au sens de refus d’agir mais au sens de l’art de l’action proportionnée et suffisante, comme l’aurait dit Aristote. Toute référence à des
programmes risque en effet de laisser croire qu’il ne s’agit plus que d’applications, alors que des traductions multiples seront nécessaires, des alliances nouvelles, des contraintes imprévues et des interprétations divergentes : la démocratie ne s’arrête pas une fois l’élection faite, les débats doivent donc continuer et les orientations qui servent de base à cette forme de controverse peuvent déboucher sur des mesures inédites. L’action doit être suffisante au sens où elle vise bien plus à relancer les capacités de pouvoir de tous les acteurs qu’à manifester l’autorité de l’Etat. Dès lors, toutes les grandes négociations bien menées avec suffisamment de temps (parfois plusieurs années comme en Suède pour les retraites) sont des constructions plus durables que toutes les bonnes mesures qui court-circuitent les collectifs ou qui ignorent leur rôle dans la mise en œuvre. Ainsi la loi sur les 35 heures en France, aussi justifiée soit-elle, a dû être votée sans passer par un accord entre partenaires sociaux (le patronat ayant certes mis toute la mauvaise volonté que l’on peut lui connaître en France). La démocratie en est affaiblie et cela a été redoublé par l’incapacité à prendre en compte le rôle des organisations syndicales dans l’application de ces 35 heures : de ce fait, la faiblesse des syndicats dans certains secteurs a permis aux entreprises de remettre en cause tous les avantages possibles pour les salariés, au point de les rendre parfois hostiles à la loi. L’affirmation du pouvoir de l’Etat constitue souvent un échec dans la régulation entre acteurs sociaux dans tous les domaines. Il peut au contraire être le tiers qui oblige à négocier, à prendre des responsabilités lorsque ces acteurs ne cessent de se dérober et ne peuvent produire des compromis. Cette culture existe dans certains pays où la social-démocratie a pu exister véritablement et elle constitue malgré ses défauts, un atout incontestable. Mais de nombreux pays en Europe n’ont pas cette culture, privilégiant le conflit direct comme préalable pour engager éventuellement des négociations. Toute cosmopolitique doit se donner comme objectif de fonder ses actions politiques sur la capacité des acteurs à se constituer en collectifs larges pour repenser et traiter les problèmes. L’Etat doit être un cadre pour cela et fixer des règles pour ces négociations mais il doit éviter de se substituer à ces forces. Pour atteindre cet objectif, il est indispensable qu’une véritable politique de renforcement des « corps intermédiaires » et plus largement des tous les collectifs, soit instituée, une ligne générale en faveur de « l’empowerment » des collectifs..

 

5.4.Une stratégie plus qu’un programme Les documents de type programmatique n’ont donc que peu d’intérêt s’ils doivent répondre à toutes les fonctions évoquées. En revanche, s’il s’agit de vérifier la cohérence des positions d’un parti, par exemple le rapport entre le dirigisme des Verts en matière économique ou environnementale et leur laisser-faire libéral dans le domaine moral et sociétal, là, le travail collectif de discussion sur un programme prend du sens. De même si ce programme est une occasion de faire l’inventaire clair des leviers d’action et des étapes préalables pour gagner des alliés à nos positions, il est utile, et cela pas seulement pour gouverner. Réaffirmer sa bible tout seul et sans dire comment on parviendra à la faire partager n’a strictement aucun intérêt : c’est dans la capacité à traduire nos convictions en fonction de l’état des mentalités et des convictions d’acteurs que nous voulons gagner à notre cause que le travail programmatique prend son sens. C’est donc un document stratégique qui doit expliquer comment, avec quels leviers, il est possible de gagner des alliés, de faire progresser la cause commune, quitte à la retraduire pour trouver des compromis. Il faut donc, pour le préparer, des analyses politiques et sociologiques très fouillées, mais aussi et surtout des retours d’expérience sur les façons de faire de groupes locaux, sur des innovations qui ont réussi à convaincre des couches plus larges que les écologistes habituels, etc. La stratégie politique peut alors en s’appuyant sur ces expériences, sur cette veille permanente des pratiques et des méthodes produire même de la théorie politique pour orienter la vision du monde.

 

Conclusion Les positions débattues sur un thème ne sont pas les mêmes que les positions arrêtées au moment de l’institutionnalisation. Nous pouvons reprendre ici sommairement les quatre phases des procédures des « politiques de la nature » de Bruno Latour. A chaque moment, les « contenus » (ou les problèmes) se définissent en même que le collectif qui les explore et les met en forme. Dans les phases de la politique en train de se faire, où l’on fait émerger les problèmes, il faut, nous dit B. Latour, de la perplexité (cognitive pourrions nous dire) et de la consultation, c’est ce que nous avons appelé souvent ici l’exploration et la composition. On se définit en même temps qu’on fait évoluer le problème. La mobilisation de nouveaux acteurs fait poser de nouvelles questions et l’on sait bien qu’oublier l’un d’eux c’est à coup sûr éviter de mettre à l’épreuve des catégories que l’on trouve déjà bien solides. Mais lorsque l’on passe au moment de la politique faite, au moment de la clôture, il faut alors adopter le même double travail de hiérarchisation et d’institutionnalisation que propose Bruno Latour. Il faut hiérarchiser entre les différentes visions d’un problème et plus encore entre tous les problèmes qui viennent en même temps sur l’agenda politique. Et il faut en même temps trouver les cadres et les procédures qui vont permettre à ce collectif émergent de durer au-delà de la consultation pour marquer durablement la reprise de pouvoir sur une partie du monde.

 

Ne plus craindre la trahison Cette logique de l’institutionnalisation a été souvent combattue par le mouvement ouvrier dans sa version révolutionnaire alors que la social-démocratie parvenait, elle, à mettre en place des instances de négociation durables et répétées. Au bout du compte, la démocratie a de toutes façons plus progressé dans cette mise en place de procédures obligatoires, même si par ailleurs, il eût fallu trouver encore d’autres moyens de continuer à faire émerger les questions, et recomposer les collectifs pour éviter leur bureaucratisation. Alain Touraine avait bien décrit pour le mouvement ouvrier cette tendance à l’intégration de la contestation dans les institutions. Mais ce phénomène, indicateur d’une vraie vitalité de la démocratie (mais aussi du capitalisme, comme l’ont montré Boltanski et Chiapello), est souvent vécu sur le mode de la perte du lien avec la base, de la « récupération », de la trahison même, bref du détachement. Pourtant dès lors que l’on sait que d’autres doivent prendre le relais pour aussitôt subvertir ce qui a été institué et créer de nouveaux espaces de débat, ces évolutions peuvent être un signe de dynamisme. Mais il faudrait pour cela admettre que ces deux registres de la politique en train de se faire et celle faite sont différents et doivent être différents.

 

Ce texte reprend en partie des propositions élaborées par les auteurs en 2002 et diffusées de façon informelle : la situation n’a pas changé à ce point mais certains éclairages théoriques ou d’actualité permettent de reformuler et de préciser ces analyses. Une partie d’entre elles ont été aussi reprises dans l’ouvrage de D. Boullier « Déboussolés de tous les pays… une boussole écodémocrate
pour rénover la gauche et l’écologie politique », Paris : Cosmopolitiques, 2003, téléchargeable sur www.cosmopolitiques.com.

 


Notes :
- TILLY, Charles.-La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris : Fayard, 1986.
- Sur ce point voir l’ouvrage de NEVEU, Eric.- Sociologie des mouvements sociaux, Paris : La Découverte, 1996, 2002.
- Sur ce point , voir l’entretien avec Bruno Rebelle « L’interposition non-violente de Greenpeace », Cosmopolitiques n°2, ( cette violence qui nous tient), 2002.
- CHAMPAGNE, Patrick.- Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris : Editions de Minuit, 1990. -OFFERLE, M. Sociologie des groupes d’intérêt, Paris : Montchrestien, 1994 -CALLON, Michel, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHE.- Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Le Seuil, 2001. et Bernard Reber « Les controverses scientifiques publiques au secours de la démocratie », Cosmopolitiques n°3 (République cherche démocratie et plus si aff.), 2003. )LATOUR, Bruno.- Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La Découverte, 1999.
- Chateauraynaud, Francis avec Didier Torny, HYPERLINK « http://www.ehess.fr/Editions/ouvrages/9916-Chateauraynaud_Torny.html » \t « _blank » Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque , Paris, Editions de l’EHESS, 1999.
- Donzelot, Jacques : Faire société ; Paris : Le Seuil, 2004
- Touraine, Alain.- La voix et le regard (Paris, Seuil, l978, éd. Livre de Poche, Biblio/Essais, l993).
- BOLTANSKI , Luc et Eve CHIAPELLO.- Le nouvel esprit du capitalisme, Paris/ Gallimard (NRF), 1999.