Cordula Kropp – L’Isar : les enjeux cosmopolitiques de la restauration d’une rivière


Cordula Kropp / 2008

En 1994, au sud de Munich, les autorisations d’exploitation des premières centrales hydroélectriques installées sur la rivière Isar ont expiré. A l’automne 1990 déjà, le secrétaire d’Etat Peter Gauweiler (CSU) avait souligné dans sa réponse à la lettre que lui avait adressée le parti vert,   «  la nécessité d’augmenter les débits réservés pour ce site exceptionnel et les usages récréatifs …exclut la possibilité de renouveler les autorisations dans les conditions existantes ». Des voix citoyennes s’étaient faites également entendre pour annoncer la tenue prochaine de débats publics à propos du futur de la rivière, manifestations obligatoires avant le renouvellement des licences. Les demandes portaient sur le besoin de réconcilier la production d’énergie avec la protection de la nature, les usages récréatifs de la rivière, la pêche, la protection des eaux et des sols, des oiseaux et des promeneurs. Il était attendu des procédures de décision fondées sur les savoirs disponibles une solution de gestion qui permettrait d’accorder les propositions hétérogènes et contradictoires des différentes parties prenantes impliquées. Immédiatement, les responsables politiques ont été sommés de prendre position  (photo 1 : responsables politiques au bord de l’eau) Comme on peut s’en douter, les expertises qui ont été produites en matière de limnologie, de géographie, de biologie, d’aménagement paysager, d’ingénierie hydraulique, de sociologie et d’économie n’ont pas permis de résorber les incertitudes, les ambiguïtés et les conflits à propos des faits et des valeurs et de leur distinction légitime. Une fois encore, les experts et les autorités ont échoué en essayant de court-circuiter la politique avec les sciences. Le public qui avait demandé à participé parce qu’il se méfiait des procédures mises en places avec les experts, a finalement pu participer. La concertation a été élargie au-delà des seules arènes techniques -bien que pluridisciplinaires- qui jusqu’alors n’avait pas permis de représenter ou même de traiter tous les sujets de préoccupations.
Les rivières comme la nature sont des « choses » à propos desquelles de nombreux cadres de référence se rencontrent. « Mais il n’y a aucun cadre de référence qui soit naturellement donné et qui n’ait à être discuté ; il n’y a aucun standard ou critère de comparaison pour les valeurs à propos de l’environnement qui transcenderait la perspective d’une compréhension particulière de la nature et de notre relation à elle » (O’Neill 1997 : 10). D’après Ulrich Beck, « l’environnement intérieur » est depuis longtemps devenu en composant majeur des conflits sociaux, culturels et politiques (1992 : 81, 2007). Dans ces conditions, quoique les scientifiques font, mesurent, demandent, supposent ou vérifient, ils tendent à rendre moins légitimes les intérêts économiques, les questions de santé ou les problèmes de propriété en énonçant des verdicts politiques au nom de la science de la nature. C’est pourquoi la science seule, et même les sciences de l’interdisciplinarité, ne peuvent empêcher les conflits. Bien au contraire ! Néanmoins, lors des débats à propos de l’Isar aucune des parties prenantes humaines ne s’est abstenue de faire référence aux données et preuves scientifiques qu’elles aient été rendues disponibles par la naturelle elle-même ou représentées par des scientifiques.

Les conflits qui en résultent à propos des conceptions de l’ordre juste ainsi que les controverses sur les techniques de représentation peuvent être interprétés en termes de politiques de la nature (Latour 2004, Dobson & Lucardie 2003) ou cosmopolitiques (Latour 2005, Stengers 2005). Ces deux notions soulignent le problème de la représentation et de la participation après que les demandes métaphysiques et les certitudes absolues ont perdu leur légitimité. L’idée n’est pas d’abandonner la science et l’expertise, de ne plus les solliciter pour la décision, ni de devenir relativiste parce que la question de l’objectivité pose problème. Au contraire, l’idée est de lier les demandes et les critiques particulières et leurs alignements sous-jacents avec leurs technologies de représentation et les décisions qui permettent de dire qu’un discours est « légitime » et « vrai ».  Le problème est plutôt les prétentions à l’universel, le déni de la validité de certaines pratiques et aspirations qui font de la mobilisation de la science une machine de guerre ne pouvant s’affirmer qu’en détruisant les autres points de vue (Stengers 2001). Cela pourquoi il est nécessaire d’élargir la participation et d’inventer des procédures qui permettent l’émergence et l’expression de positions alternatives. La Directive cadre européenne sur l’eau (DCE) semble proposer en la matière des choses nouvelles et intéressantes.
L’Isar est née à l’âge de glace (Würm). C’est un torrent de montagne qui prend sa source dans les Alpes. Elle parcourt 300 km avant de se jeter dans le Danube. Les destins de la Bavière et de Munich sa capitale sont intimement liés à celui de l’Isar auxquelles les populations locales sont très attachées. Pour ces dernières en effet, l’Isar a une grande valeur bien qu’elle ait fait l’objet de très nombreux aménagements tout au long du siècle dernier. Son surnom vient du celte « Reißende », c’est-à-dire « torrent fougueux ». C’est sans doute à cause de ces attachements si forts que lors des débats à propos du renouvellement des autorisations d’exploitation des centrales hydroélectriques, de nombreuses personnes se sont exprimées pour demander que la rivière retourne à son état d’origine. En fait, dès le début les responsables des centrales ont rencontré l’opposition du public et même des membres du gouvernement. Des années de discussion s’en sont suivies à propos de ce à quoi la rivière, la centrale et les paysages environnants devaient ressembler. L’enjeu de ces débat était double : comment réconcilier des objectifs conflictuels alors qu’il n’y avait aucun accord sur les principaux problèmes ni sur les effets désirés des actions envisagées ? Comment intégrer les différentes parties prenantes et les intérêts en présence dans la décision sans en paralyser le processus ? Des idées nouvelles ont alors émergé pour faciliter la réflexion avec le public. Nous allons les exposer ci-dessous.

L’histoire de l’apprivoisement de celle qui était autrefois connu sous le nom de « torrent fougueux » doublé de l’équivalent métaphorique d’« artère vivante de la Bavière » réduit à l’état de « dépouille en corsetée » propre à exacerber les conflits est plus que centenaire. En une centaine d’années, de grandes quantités de béton ont en effet été utilisées pour construire des barrages, réguler, contraindre et diriger le flux de l’Isar. Dans le même temps, beaucoup de gravier a été extrait et a disparu de son lit. La pression exercée sur l’écosystème du cours d’eau a été considérable : intensification de l’agriculture, croissance des effluents urbains et intensification des impacts liés aux usages récréatifs des populations des villes riveraines. Dans les années 1990, les écologistes se sont alarmés : le dommage écologique subi par le bassin versant l’Isar toute entière a transformé la rivière en un « ruisseau inerte dans un corset de béton », ce qui a généré une baisse inquiétante de la diversité des espèces, des modifications du paysage mais également une érosion profonde du lit. Les niveaux des nappes ont alors baissés alors que la contamination bactérienne s’est accrue ainsi que les risques d’inondation. Bien évidemment, ces considérations devaient être prouvées. Le principal responsable a été rapidement identifié : la centrale hydroélectrique qui quelques années auparavant avait été saluée comme source d’énergie propre et renouvelable. Soulignons cependant que la confrontation n’est pas simplement entre intérêts économiques et écologistes mais entre des idées différentes sur ce que sont la nature et la société, et surla façon dont elles doivent être ordonnées, gouvernées.

La centrale hydroélectrique mentionnée ci-dessus est un bon exemple de l’architecture industrielle modernisme (Jugendstil ou Art nouveau). Elle est considérée comme un monument architectural et sa photo a été placée en couverture de la présentation des rapports d’expertise présentés aux autorités (photo 2 : Restwasserstudie). Elle aussi a fait l’objet de nombreuses discussions visant à définir comment protéger au mieux le paysages, la rivière mais également les bâtiments environnants (dont certains, dans la partie centrale de la ville, ont été délibérément exposés au risque inondation du fait du démantèlement des berges en béton) La centrale hydroélectrique attire de nombreux visiteurs étant située dans le paysage bucolique du bras supérieur de l’ancien cours de la rivière. Un barrage redirige une grande partie de l’eau l’Isar dans un canal de béton. Après 9 km, l’eau passe par les turbines de la centrale ce qui permet de produire de l’énergie, avant qu’elle ne soit rendue à son lit. Les premiers 70 ans de son existence, la centrale a laissé sa marque à la fois sur la nature et la société environnantes de plusieurs manières.

Construite originellement en dépit des objections et protestations du groupement naturaliste « Association de la vallée de l’Isar », la toute première association allemande pour la protection de la nature fondée par d’éminents artistes et notables de Munich, était porteuse de promesses d’industrialisation et de modernisation. A ses débuts, elle a joué un grand rôle dans l’électrification de la Haute Bavière et l’arrivée du chemin de fer dans la vallée de l’Isar. Plus tard, la centrale hydroélectrique et ses effets sur l’écosystème ont fait fuir de nombreux animaux et conduit à la disparition de certaines plantes qui ne pouvaient s’accommoder des rives bétonnées du canal ou de la baisse du niveau de l’eau. De plus, le barrage représentait une barrière difficilement franchissable pour les poissons qui remontaient et descendaient le courant mais également pour les graines des plantes qui étaient elles aussi auparavant transportées. D’autres espèces à leur tour, ont colonisé le milieu appauvri et ont proliféré. Les biologistes ont pour la plupart regretté l’arrivée de nouvelles espèces allochtones symptômes, si l’on considère les modes de classification savants, d’une dégradation. De la même manière, les prairies inondables ont disparu une fois qu’elles n’ont plus bénéficié des d’apports réguliers de la rivière. Avec elles, ont disparu la flore et la faune qui y étaient attachées. Les romantiques et les passionnés de nature ne sont alors plus venus. Au contraire, on a vu affluer des promeneurs moins exigeants qui arpentaient les digues du canal, appréciées justement pour leur  linéarité. Quelles préférences privilégier ?  La rivière transformée, qui autrefois charriait une moyenne de 65 mètres cubes d’eau par seconde, 90 à la fonte des neiges, n’en charriait à peine plus de 2,5. Elle avait perdu son dynamisme. Sa capacité à transporter et déposer des sédiments ou des graviers avait énormément baissé. Ainsi, elle avait aussi perdu sa capacité à arracher et mélanger le gravier de ses rives et au sol des prairies inondables. Elle ne pouvait plus s’auto-épurer. Le flottage qui était autrefois une activité de transport plutôt dangereuse a laissé la place à des promenades tranquilles sur les eaux apaisées du canal. L’exploitation forestière s’est elle aussi développée en amont du cours d’eau rendu inerte.

Chacune de ces transformations a eu ses défenseurs et ses opposants. Tous sont intervenus de manière plus ou moins virulente dans le débat sur le futur de la centrale hydroélectrique et celui de la rivière. Après une première phase très bien couverte par les médias, parfois caricaturalement avec une focalisation sur l’évaluation environnementale ou économique et rien d’autre, s’est fait sentir le besoin d’inventer de nouvelles façons d’informer le public et de le faire participer. Dans ce but, des affiches de présentation ont été installées le long des rives de l’Isar (photo 3 : communication en direction du public). Des brochures ont été distribuées par les pouvoirs publics qui présentaient de manière conjointe l’histoire, la poésie, les contes et les photos en lien avec la rivière et rassemblés par des citoyens engagés et des experts. Les autorités ont alors organisé des réunions pour informer les personnes intéressées à propos du devenir de l’Isar. Pour sensibiliser le public aux questions écologiques, des conférences ont eu lieu de même qu’un concours à destination des scolaires. Ce dernier événement a révélé que pour la plupart des écoliers, influencés par un discours en faveur de l’environnement fort en Allemagne, le problème principal était la pollution, l’évaluation de la perte de biodiversité exigeant des connaissances plus précises. En se déplaçant sur le terrain, les enfants et leurs parents ont été plus sensibilisés aux problèmes de dégradation environnementale.

Beaucoup de choses qui à l’époque de la modernité triomphante avaient été passées sous silence ou pensées comme allant de soi ont alors été discutées pour la première fois. Plusieurs questions ont été abordées : celles relatives aux indicateurs scientifiques permettant de qualifier une rivière intacte, celles de la beauté de la vallée de l’Isar au dessus de Munich, celles de l’utilité de la centrale, au même titre que la compatibilité environnementale de l’hydroélectricité, la place des espèces autochtones, l’expérience émancipatoire de la rivière rendue au sauvage par opposition au cours d’eau canalisé, travaillé par les ingénieurs, ainsi que celle de la capacité pour des rives endiguées de retenir les inondations, l’aspect du piémont des Alpes bavaroises et les usages récréatifs tels le rafting. Dans une deuxième phase du conflit, quand il a fallu décider d’accorder ou non une nouvelle licence, ont été appelés à participer non seulement les pouvoirs publics et les exploitants de la centrale hydroélectrique mais également un ensemble d’associations et de personnes dont l’Alliance pour l’Isar, qui portaient des revendications environnementales, paysagères, politiques, culturelles et régionalistes. Il y avait parmi ce collectif large, des pêcheurs, des riverains, des sportifs, des biologistes, des historiens, des journalistes et des écoliers. Tous ont joué un rôle dans la décision finale. Au cours des discussions, de nouvelles lignes de conflit sont apparues au-delà des clivages classiques entre droite et gauche. Les arguments et les preuves mobilisés pour défendre des positions particulièrement antagonistes n’ont cependant pas permis de trouver un vocabulaire commun ou un critère précis pour évaluer les systèmes écologiques.

Malgré tout, pour faire avancer les choses et éviter que le débat ne s’enferre dans des considérations idéologiques trop marquées, le gouvernement de la Haute Bavière a commandé une étude sur l’état du débit de la rivière (Restwasserstudie). En complément des programmes d’évaluation pour le retraitement de l’eau, l’étude a été faite pour fournir une base à la décision politique qui prendrait en compte les attentes des exploitants de la centrale, des usagers occasionnels du milieu, les besoins écologiques de la rivière et ceux de nombreux autres parties prenantes. L’étude a généré 18 expertises avec des perspectives variées et a réussi la prouesse de les rendre commensurables. Chacune examine à sa façon le paysage fluvial existant, ses qualités et ses inconvénients selon différents points de vue. Les opposants se sont mis d’accord pour considérer les expertises en fonction de la quantité d’eau restante dans le lit de la rivière et de la localisation des digues. La quantité d’eau devait être compatible avec la vie piscicole, la présence des oiseaux, des touristes et la production d’électricité. Elle a été comparée et discutée en fonction des mesures de renaturation proposées et des impératifs de contrôle des cures. A partir de là, des projections ont été faites pour déterminer un état futur souhaitable de la rivière selon cependant les contraintes d’un canevas prédéfini.

L’étude reflète les intérêts des oiseaux et des poissons sauvages, des fabricants et des usagers de l’électricité, des personnes qui aiment la marche et les barbecues en plein air. Elle prend également en compte les risques d’inondation, la dynamique de l’eau et les graviers, les pratiquants de rafting et les riverains, le climat et les traditions locales. Dans tous les cas, ceci a nécessité le développement de nouvelles techniques et méthodes, par exemple, des moyens permettant de considérer à la fois les aspects écologiques, morphologiques, limnologiques, psychologiques et esthétiques de l’ensemble des questions portées par les parties prenantes. Il a même fallu développer un modèle précis visant à équilibrer le poids des  différentes disciplines tout en les combinant avec les votes politiques concernant la protection de la nature et l’usage des sources d’énergie renouvelables. Cependant, certains points de vue ont été exclus. Toutes les opinions n’ont pas été jugées légitimes. Un vote destiné à déterminer l’idéal paysager de la majorité a conduit à ignorer les intérêts des jeunes adultes, qui n’étaient pas disponibles au cours de la semaine quant le sondage a été organisé. En dépit de tous les efforts qui avaient été faits, ce fut une des raisons pour laquelle l’étude a suscité des critiques âpres dans de nombreux quartiers quant elle fut publiée, après moult hésitation. A la fin, aucun des standards sélectionnés disposait d’une autorité incontestée ou avait permis de faire émerger un consensus. Les résultats ont conduit un nombre d’experts croissant à prendre position, les uns après les autres, les uns contre les autres. Le débit souhaité variait entre 5 et 60 mètres cubes par seconde. Même les pouvoirs publics n’ont pas pu se mettre d’accord. En définitive, c’est tout le système d’évaluation qui a été remis en question parce qu’inadéquat, inopérant, tendancieux, insuffisamment objectif et biaisé politiquement. (photo 4 : presse)

Une fois encore, les espoirs modernes qui auraient dû permettre la dépolitisation du conflit grâce à l’implication des scientifiques et des experts, c’est-à-dire la négociation de faits et non plus de valeurs, se sont révélés vains. Après des mois de discussion houleuse et de couverture médiatique, la presse n’avait d’autre chose à dire que « la bataille entre les experts fait rage autour du lit de l’Isar ». A la fin, une année d’élection, l’administration en charge de la consultation pour le gouvernement bavarois et ses ministres, a prescrit une élévation des débits de la rivière de 2,5 à 15 mille mètres cubes par seconde. Ce résultat probant est en partie dû au fait qu’à l’époque, Edmund Stoiber, le premier ministre de la Bavière (Landesvater) avait son fief électoral le long de l’Isar tout près du lieu du conflit. Les autorités ont également demandé aux exploitants de la centrale hydroélectrique de financer des travaux de restauration afin d’améliorer le fonctionnement de la rivière et de sa prairie inondable. Pour les services de l’Etat fédéral, cette décision était basée sur l’impératif d’accommoder les différents intérêts en présence. Elle n’était pas fondée sur un recours à l’idée de nature, ni sur des suppositions économiques, des traditions culturelles ou le pouvoir politique seuls, bien que chaque domaine a joué un rôle important dans son élaboration. La mise en place de ces mesures avec leurs conséquences imprévisibles -après tout, la rivière avait de nouveau la capacité d’étendre considérablement son lit- ont été surveillées et commentées par les autorités, les parties prenantes, les personnes intéressées et les médias. De larges panneaux d’information placés sur les lieux expliquaient les idées derrières les mesures aux promeneurs ou passants et présentaient fièrement les premiers résultats de la restauration.

Rétrospectivement, les débats et les conflits qui ont accompagné le renouvellement de la licence de la centrale hydroélectrique ont une valeur de précédent. Ce cas exemplaire ouvre de nouvelles perspectives pour la définition des critères et des procédures pour la décision. Avec l’adoption de la DCE (DCE, 2000/60/EG), l’approche administrativo-technocratique « commande et contrôle » a été abandonnée, laissant le champ libre à une recherche libre et pluraliste, non biaisée, à propos des collectifs humains et non-humains. Néanmoins, le défi démocratique est toujours d’actualité. Il faut développer des procédures de gouvernance qui permettent de rendre visibles et d’articuler des intérêts hétérogènes, des croyances diverses et des façons contradictoires d’évaluer les risques. Ouvrir la décision politique à des cosmologies intrinsèquement différentes nécessites de nouvelles technologies de la représentation, pour justement « rendre les choses publiques » (Latour & Weibel 2005 ; Latour et al. 2007).

Pendant ce temps, de nombreux autres projets de restauration sont lancés sur l’Isar. Tous ont pour objectif de conduire à la négociation de conditions de coexistence soutenables pour les humains, la rivière, les plantes, les animaux, la technologie. Tous sont confrontés à l’obligation d’articuler entre eux des intérêts hétérogènes. Toutes les demandes et les revendications font l’objet d’un questionnement et d’une discussion. Pour le dire autrement, la science, la politique et la nature ont perdu leur statut d’autorité absolue. Contre les certitudes anciennes et les incertitudes à propos de la bonne ou l’unique façon de faire, se dressent de nombreux nouveaux acteurs qui prennent en charge la décision : des politiciens, des fonctionnaires, des scientifiques, le public et les medias, la société civile, de même que la rivière elle-même et ses riverains qui siègent ensemble à la table des négociations. Des dépliants, des brochures et de nombreuses publications sont produits non seulement pour informer les citoyens mais également pour nourrir les discussions.

A l’anthropocène, une époque géologique d’intenses modifications de la terre orchestrées par les humains, la nature ne peut plus être un point de référence pertinent ou utile. Cela rend plus nécessaires encore les débats à propos de la coexistence des humains et des rivières. L’aménagement et la gestion des rivières sont devenus des choses éminemment politiques, avec des exigences de part et d’autre, humaine et non-humaine, qui doivent être entendues. De nouvelles façons de faire de la politique et de légitimer les décisions sont donc nécessaires. Le public ne tolère plus les procédures technocratiques et devient plus exigeant, réclamant que des  valeurs hétérogènes et une pluralités de modes de gestion des territoires soient pris en compte. Cela fait longtemps que l’on sait que l’avenir dépend de la diversité et de notre capacité à préserver une grande variété d’options. En référence à ces connaissances, des stratégies ont été -et sont toujours- développées à Munich avec l’espoir de donner des nouvelles fondations aux relations qui unissent les communautés locales à l’Isar. Le résultat n’est pas « la rivière idéale », ni un modèle d’équilibre entre tous les intérêts opposés mais un jeu post-moderne subtil avec la variété des paysages fluviaux possibles. Bras après bras, quelquefois d’ne rive à l’autre, se propage l’idée qu’il n’existe pas de paysage idéal en soi, mais qu’au contraire, la restauration permet de prendre en compte divers usages, différents besoins et cadres de référence.

Ainsi, l’observateur pourra-t-il trouver « son » Isar sous diverses formes dans l’espace urbain munichois. Au cœur de la ville, à l’ouest de l’Ile des musées, se trouve le cours d’eau canalisé et dompté, contraint par des berges solides et entrecoupé de ponts de style classique. De l’autre côté de l’Ile se trouve par contre une autre Isar comme un pendant à la première. Le bras droit coule et chemine librement. On aperçoit une rivière plus sauvage et inaccessible qui se scinde en de multiples petits torrents. Depuis quelques années, un castor y a élu domicile, à mi-chemin entre l’île du musée allemand et du Centre culturel Gasteig. Un peu plus au sud, toujours en zone urbaine, l’Isar offre aux amoureux du soleil et de la baignade des petits rapides enchanteurs (photo 5 : Flaucher). En tant que paysage fluviale « intact », cette partie sert de modèle pour les mesures de restauration envisagées ailleurs sur la rivière. Elle attire aussi l’attention des écologistes du monde entier. Le long de la rivière, on découvre ainsi des prairies inondables où de nombreux sports peuvent être pratiqués. Tous les étés, les munichois s’y promènent en grand nombre. On trouve malgré tout encore aussi des canaux et des turbines qui produisent de l’électricité. Toutes ces possibilités coexistent les unes à côté des autres non pas parce que la modernisation de l’Isar n’aurait pas été complétée, ou par manque de moyens, mais justement parce qu’il s’agit là d’une expérience unique de composition du « à la fois » et du « avec » dépassant les cadres restrictifs de la première modernité (Beck, 1997). Cette expérience laisse la place à  plusieurs choses, à la fois le débat et le consensus. Chaque fois qu’un nouveau bras est sujet à restauration, des discussions ont lieu pour sélectionner au mieux les cadres de références et pour prolonger le travail déjà amorcé en amont et en aval, pour choisir les paramètres à considérer et les mesures adaptées. Dans le même temps, le consensus repose sur l’idée que le flux de la rivière lie des lieux et leurs habitants d’une façon continue et discontinue : chaque action se doit de respecter les besoins articulés en amont et en aval parce que la flore, la faune et les dynamiques de l’eau se moquent des découpages humains. Néanmoins, cette approche cherche à laisser s’exprimer les dissensions multi-culturelles et des desseins multi-naturels opposés.

Traduction Christelle Gramaglia
Ulrich Beck, The Reinvention of Politics, trans. Mark A. Ritter, Polity Press, Cambridge, 1997, p.2f.
This glacial period takes its name from the river Würm, an upper tributary of the river Amper, or Ammer, which flows through the Ammer lake into the Isar river.
Ulrich Beck, Anthony Giddens, Scott Lash, Reflexive Modernization. Politics, Tradition, and Aesthetics in the Modern Social Order, Polity Press, Cambridge, 1994.
Cf. Bruno Latour, Politics of Nature: How to Bring the Sciences into Democracy, Harvard University Press, Harvard, 2004; see also Holger Brackemann, Christiane Markard, Jörg Rechenberg, Neue Wege im Flussgebietsmanagement, in: Ökologisches Wirtschaften, 2002, pp. 11–13.
Paul J. Crutzen, Geology of Mankind: The Anthropocene, in: Nature 415, 2002, p. 23; see also Peter Sloterdijk, Sphären III — Schäume. Plurale Sphärologie, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 2004.
Hannah Arendt, On Revolution, Greenwood Publishing Group, Westport, 1982.
Ulrich Beck, The Reinvention of Politics, trans. Mark A. Ritter, Polity Press, Cambridge, 1997.
Beck, Ulrich, La Société du risque – Sur la voie d’une autre modernité. Flammarion – Champs 2003. (German edition 1986)
Latour, Bruno (1998b): To Modernise or to Ecologise? That is the question. In: Braun, Bruce/ Castree, Noel (Eds.) (1998): Remaking Reality. Nature at the Millenium. London/ New York: Routledge. p. 221-242.
Latour, Bruno (1999): Pandora’s Hope. Essays on the Reality of Science Studies. Cambridge, London: Harvard University Press.
Latour, Bruno (1999): Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie. Paris: La Découverte.
O’Neill, John (1997): Value Pluralism, Incommensurability and institutions. In: Foster, John (Ed.): Valuing Nature? Economics, Ethics and Environment. London: Routledge. p. 75-88.
Latour, B. et al. (2007): MApping COntroversies on Science for POLitics – MACOSPOL. Proposition pour le 7th PCRD, Union Européenne.