Pascale Puéchavy – Domiciles fixes: été /hiver


Pascale Puéchavy / Décembre 2012

Pendant la deuxième quinzaine de juillet je suis à Paris, accablée comme chacun dans la ville par la forte chaleur, mais je jouis d’un lieu où je peux me protéger du soleil en rabattant les volets et en descendant le store, où je peux me doucher, lire, dormir, manger comme bon me semble. A quelques pas de là, avenue du Général Leclerc, vivent quatre à cinq personnes sur le trottoir, non pas dans un campement provisoire mais dans un domicile en plein air équipé de lits, petits meubles, canapé, appareil à musique. Ils ne se sont pas abrités sous un porche ou sous un pont, ils n’occupent pas un recoin, une anfractuosité du bâti, non, ils habitent un morceau du trottoir. Je les vois discuter, assis sur le canapé, ou dormir, parfois un couple est enlacé dans le sommeil, pendant que l’appareil à musique joue un air d’été à la plage. Passer sur ce morceau de trottoir c’est comme pénétrer dans une maison où vous n’êtes pas invité, comme traverser une chambre où dorment des inconnus, eux vous ignorent mais vous avez le sentiment d’entrer par effraction dans le plus profond de leur intimité.

 

Sur la même avenue d’autres personnes se sont aménagés d’autres domiciles en plein air, plus rudimentaires et en solitaires. Dans un autre quartier, le long du canal St Martin, j’aperçois plusieurs tentes sous un pont et aux alentours. Un bateau mouche passe sous le pont, ses projeteurs éclairent brusquement quelques personnes jouant aux cartes au milieu des tentes, elles agitent la main en réponse aux saluts que les touristes leur adressent.

Domicile : lieu habituel d’habitation dit le Larousse. Le trottoir équipé comme une maison, les tentes sur les berges d’un canal sont donc bien des domiciles, puisque étant des lieux d’habitation habituels, des domiciles aménagés sur l’espace public faute d’un espace privé à habiter.

 

J’apprends en lisant le journal que la Mairie de Paris a missionné deux associations pour persuader les habitants des tentes (distribuées par Médecins du monde cet hiver) de les abandonner et d’accepter des places dans des centres d’hébergement provisoire. Des personnes en charge de cette mission témoignent de leurs difficultés à la mener à bien. Elles constatent que les tentes ont permis aux personnes vivant dans la rue de s’aménager un espace à la fois privé (des affaires personnelles y sont rassemblées) et collectif (de la garde réciproque des effets personnels au partage de moments festifs) qu’elles ne veulent pas quitter. Avoir un espace privé constitué d’une simple toile protégeant des regards et de la pluie est donc plus précieux que d’être provisoirement hébergé dans un dortoir tout confort ?  Vivre en compagnie de ses pairs, batailler avec –ou contre- eux pour la survie mais aussi discuter, écouter de la musique et jouer aux cartes est donc plus précieux que d’être l’objet de la sollicitude de professionnels du social ?

  

Pendant cette deuxième quinzaine de juillet, dans la pénombre de mon appartement, je suis plongée dans la lecture de l’ouvrage de Jacques Rancière « Le maître ignorant ». J’y lis cette citation de Joseph Jacotot : « Sublime attribut de l’intelligence, la souveraineté de soi distingue l’homme de la brute ».

Domiciles fixes/ hiver

Les saisons passent, de la canicule de juillet au brouillard humide et froid de décembre, les sans logis restent, sur un morceau de trottoir ou le long d’un canal. Mais tout à coup le paysage figé se met en mouvement, viennent d’y surgir des artistes, des infirmières, des ingénieurs qui se disent « bien logés » et s’invitent à partager la nuit de ceux qui campent dans l’hiver.
Ils entrent ainsi par effraction sur la scène politique, « citoyens refusant la situation inhumaine que vivent certains d’entre nous » et posent comme priorité de l’action publique l’accès à un vrai logement pour tous. L’impact de cette action n’est pas seulement le fait d’une habile tactique médiatique imposant aux politiques, en pleine campagne électorale, à prendre position sur la question du logement. C’est un élan qui réveille une conscience anesthésiée par le sentiment d’impuissance : que faire quand je surprends une vieille femme se rhabillant au petit matin dans une cabine téléphonique ? que faire quand l’allée que j’emprunte sert de dortoir à deux hommes écrasés par le sommeil et l’alcool ? Partager, comme font les enfants de Don Quichotte, cette indignité faite à certains d’entre nous, c’est devenir plus dignes, ensemble. Il ne s’agit donc pas seulement d’un levier pour peser sur les autorités publiques mais d’exercer sa responsabilité personnelle en reliant son sort à celui des plus démunis. Et nous voyons à quel point ce lien a un formidable pouvoir de transformation sur chacun des acteurs (sans domiciles fixes, bien logés, professionnels du social, militants, journalistes, politiques) et rend subitement possible d’agir sur l’intolérable injustice.
Alors oui pour que l’Etat engage des moyens qui permettent à chacun de disposer d’un espace privé dans la cité, comme l’exige la charte des enfants de Don Quichotte. Mais aucune institution, constitution ou texte de loi ne peut être garant de la dignité, ça c’est notre affaire, comme personne, comme citoyen. La dignité ne s’évalue pas selon des critères d’intégration sociale, logement, travail, famille. Quand un sans abri refuse d’aller dans un centre d’hébergement et préfère un campement à tout vent, n’est-ce pas une façon d’affirmer sa dignité, son inaliénable liberté alors même que le choix se résume à ces deux seules options ? La plus grande atteinte à la dignité est de ne pas considérer l’autre comme capable d’agir sur sa propre vie. Or il n’est pas proposé, dans la charte des enfants de Don Quichotte, d’associer les personnes sans logis ou mal logés à la recherche des solutions qui les concernent. Il faut pour cela sortir de la seule bataille du droit et s’engager dans des démarches de co-construction (citoyens, professionnels, élus) qui s’inscrivent dans la durée, pas à pas, ce qui serait déjà une nouvelle manière d’habiter ensemble.

Pascale Puéchavy

Publié dans « les ateliers de citoyenneté », reproduit avec leur autorisation et celle de l’auteur

http://www.ateliersdelacitoyennete.net