Rathana Peou Van Den Heuvel – L’active learning au Bengladesh


Rathana Peou Van Den Heuvel / Décembre 2012

 

Se former autrement pour se développer autrement : l’active learning au Bengladesh

Pour éviter de subir un développement imposé de l’extérieur, c’est la formation même des spécialistes locaux du développement qui doit être repensée. L’active learning rompt avec toutes les traditions académiques et de management. Comment les étudiants « deviennent avec » les communautés qu’ils étudient et qu’ils soutiennent.

Entretien avec Rathana Peou Van Den Heuvel, enseignante-chercheuse au Bengladesh
A seulement trente ans, Rathana Peou Van Den Heuvel est professeur associée à l’ULAB, University of Liberal Arts Bengladesh, et directrice du centre de recherche CSD, Center for Sustainable Development. Précédemment, elle a travaillé dans diverses organisations humanitaires – notamment Solidarités et Handicap International – au Soudan, au Kenya et au Pakistan.

Lorsque tu présentais les difficultés de développement du Bengladesh, tu évoquais la question du manque d’études universitaires, de Master en développement…

J’ai dit à mes étudiants bangladeshis : « Qu’est-ce que vous pensez quand je vous dis que quatre vingt dix pour cents de ce qui a été écrit sur le Bengladesh a été écrit à l’extérieur du Bengladesh ? » Du coup, dans notre laboratoire, les recherches sont toujours faites par binôme, un chercheur expatrié et un chercheur bangladais. Par exemple Chiara Perucca, une de mes chercheuses, a travaillé avec deux personnes locales : une qui était basée à Dhaka, qui avait un grand savoir, et une autre issue du terrain qu’elle étudiait. On essaye toujours d’avoir cette plateforme pour être sûr que la chercheuse ou le chercheur puisse passer du temps avec son équipe, gérer, changer le type de méthode, être sûr que les questionnements soient là… Les bangladeshis ne sont pas utilisés en tant que traducteur, ce sont vraiment des assistants de recherches qu’on rémunère pour cette fonction, ce qui est valorisant pour eux. Toute recherche est menée avec ce principe de plateforme Nord-Sud. Cela signifie que quand je travaille avec une autre personne sur mes recherches, c’est toujours un bangladeshi. Et on essaye vraiment d’avoir cet esprit parce que notre but, c’est de partir, d’être remplacé par un local. Il s’agit, dans nos recherches, de poser les bonnes questions pour que les communautés puissent continuer à poser ces questions dans le futur.
Le volet enseignement, pour nous, est également très important. Pourquoi on enseigne ? Parce qu’on a besoin de cultiver cette nouvelle élite qui arrive au Bengladesh et qu’on veut vraiment pouvoir leur enseigner des choses qui seront intéressantes pour eux dans le futur. Les étudiants qu’on a sont de la classe moyenne, essentiellement urbaine, ou de la classe riche, et n’ont aucun accès à la pauvreté. Ils ne connaissent pas la population pauvre parce qu’ils sont complètement protégés par leur famille. Donc on fait de l’active learning, on envoie nos étudiants sur le terrain. C’est en cela que l’enseignement fait partie de notre démarche que l’on appelle le high education for sustainable developement. En considérant les formations  existantes pour le développement durable, on s’est demandé à quoi elles rimaient, et quels types d’éducation et de méthode seraient plus pertinents. A l’heure actuelle, il y a deux masters de développement au Bengladesh qui sont des copier-coller des formations données en Angleterre. Mais ici ça n’a aucun sens d’étudier les théories de l’économie du développement durable de cette façon. Il faut réfléchir à ce qu’on enseigne et de quelles matières ont réellement besoin les étudiants. On voudrait lancer un master, mais pas avant 2014 car ça demande du temps de pouvoir capturer toutes ces nécessités. Pour l’instant on créé une spécialité sur le développement, avec différents cours que l’on teste avec nos étudiants, qui nous évaluent, notamment sur la pertinence du cours.

Qu’est-ce que c’est l’active learning ?

Quand j’ai commencé à enseigner au Bengladesh, j’ai dit aux étudiants « on va partir sur le terrain ». Au début ça leur faisait peur et aussi à leurs parents ; c’était assez drôle parce que j’ai eu beaucoup de parents dans mon bureau et qui m’ont appelée pour se rassurer. C’est la première génération qui accède à l’université, donc il y a une énorme tension pour les parents par rapport à l’enseignement. Le premier terrain sur lequel on est parti c’était un slum, un bidonville. Je pensais qu’il constituerait un terrain parfait pour donner un cours sur les idées politiques. Cette première fois, je n’ai pas vraiment rigolé avec les parents, encore moins avec les étudiants (j’en ai même perdu un pendant plusieurs heures dans un bordel !), mais on l’a fait. Et à la fin, tous les parents m’ont appelé en me remerciant, en me disant que leur fille était tellement mieux maintenant, qu’elle était revenue à la maison, qu’elle avait pleuré, qu’elle s’était mise à genoux en remerciant ses parents. Ils venaient de réaliser qu’il y a des pauvres et que l’éducation est un luxe. C’était magnifique.
On a commencé comme ça l’active learning et du coup j’ai plus ou moins imposé à mon équipe le fait que n’importe quel cours que l’on donnait devait intégrer ce process d’active learning. Il consiste à demander à l’étudiant une sorte de questionnaire d’évaluation, mais à eux de décrire les situations, de faire des questionnaires, d’aller vraiment sur le terrain et de revenir avec des questionnements. Au Bengladesh c’est quelque chose de totalement nouveau car la tradition scolaire est uniquement d’apprendre par cœur. On ne demande pas aux élèves d’être réflexifs, on ne demande pas à une personne d’avoir des arguments. Il est très difficile de réajuster le tir au niveau de l’université mais, si tu le réajustes grâce à une expérience forte comme l’active learning, c’est possible.
Et on voit qu’en l’espace de deux ans, ces cours d’active learning ont été adoptés par les étudiants, car ils aiment être exposés. Il y en a beaucoup qui sont retournés dans les slums, dans ces communautés, pour les aider, pour rediscuter avec eux. Certains ont même repris le projet en écrivant des articles dans les journaux. Je pense que c’est très positif. Bien que l’active learning implique beaucoup de « violence » et demande également beaucoup de supervision en partant sur le terrain, il permet d’avoir des liens très forts avec les ONG et les communautés. Et le respect qui naît de ces échanges permet à une classe sociale aisée d’avoir accès à ces débats au lieu de passer à côté, et de mieux comprendre ce qu’est leur pays. L’active learning, ce n’est pas pour être hype, c’est vraiment pour travailler en cours sur les questions de pauvreté. Il faut que l’on arrive à travailler cela au niveau universitaire avec les étudiants. Même s’ils ont ensuite un poste dans un autre domaine, la télécommunication ou le commerce. Car ils pourront être des garde-fous, comprendre ce qu’ils lisent dans les journaux, choses qu’ils n’arriveront pas à faire si on ne les forme pas.

Donc tu relies ce processus d’
active learning à un processus d’aide au développement du pays ? C’est un des biais possibles ?

Complètement. C’est une des solutions au problème de l’élite au Bengladesh. Mon but est simple : on a cent universités, dont une moitié privée et une moitié publique, et on a juste trois cent mille étudiants, ce qui représente 0,0000003 pour cents de la population. Un quart de ces étudiants va devenir femme au foyer, mais femme éclairée et éduquée, un autre quart va partir à l’étranger, et il ne m’en reste plus que la moitié, plus que 150 000. Qu’est-ce que je fais avec eux ? Et comment je m’assure que ces étudiants aient une réelle connexion avec le pays ? Et bien c’est avec des cours qui passent par une sensibilisation. On ne peut pas rester dans un système où l’éducation n’est pas engagée. On est dans un pays neuf, un pays en recherche d’éducation et de civisme où les étudiants doivent penser la complexité. Et c’est ce qu’on fait avec l’active learning.

Et comment intègres-tu ces démarches dans les recherches menées par ton laboratoire ?

Chiara, une des chercheuses dont je vous parlais, a par exemple fait une recherche sur les Mundas, une communauté ethnique du sud du Bengladesh d’environ 7000 personnes. Ces Mundas sont à l’origine des aborigènes d’Australie qui sont arrivés avec les anglais, en tant qu’esclaves, pour travailler à la déforestation. Cette  chercheuse a commencé à étudier cette communauté car un Père italien est venu la voir, révolté, en lui expliquant que des ONG forçaient les Mundas à devenir soit chrétiens, soit musulmans, en échange de leur aide.
La première chose que je demande à mes chercheurs est de passer du temps sur le terrain, de ne penser à rien, de ne pas me contacter ; puis de revenir un ou deux mois après et, à ce moment-là, on réfléchit ensemble à définir un objet de recherche. Quand Chiara est revenue de chez les Mundas, elle a décidé de travailler sur une approche sociale de l’eau : à quel moment on utilise l’eau, pourquoi, etc. Parce que les Mundas ont un système de récupération d’eau de pluie traditionnelle qui fonctionne très bien. Ils creusent une sorte de trou qu’ils paillent avec de la jute et de la terre meulée avec un peu de boue et de crotte d’âne ; l’eau arrive directement et est filtrée avec une fine couche de sable. Résultat, la qualité de l’eau est parfaite, le système n’a pas besoin d’être entretenu et il est cent pour cents naturel. Et ça n’a aucun coût puisque toutes les matières sont aisément disponibles.
C’est quelque chose que l’on aurait pu mettre partout dans le Bengladesh, au lieu de ramener du matériel allemand qui ne va durer qu’un an parce qu’on n’a pas ce qu’il faut pour l’entretenir… Ca aurait été intéressant de faire avec les produits locaux, notamment par rapport à l’adaptation au changement climatique. De montrer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir plein d’ingénieurs et de moyens financiers mais qu’avec des connaissances traditionnelles et très peu de moyens, on parvient à faire aussi bien.
C’est sur ce sujet qu’elle a amorcé sa recherche et qu’elle a passé plus d’un an sur le terrain. Notre démarche consiste également à voir la communauté non pas comme un objet de recherche que l’on consulte, mais de travailler avec eux, de les faire participer, de les aider à comprendre ce qu’on est en train de chercher et d’élaborer avec eux des pistes d’analyse. Par exemple, une fois que le livre sur cette recherche a été écrit, on est revenu avec des stocks pour leur redonner le livre traduit en Munda.
L’objectif de cette recherche a aussi été de montrer aux Mundas qu’ils avaient un excellent système de récupération d’eau de pluie qui pouvait servir d’exemple pour d’autres régions du Bengladesh. On les a donc aidés au départ, et maintenant ils vont, tous seuls, dans d’autres villages pour expliquer leur système. On n’a plus besoin de faire quoi que ce soit même si on continue à les suivre et qu’ils nous demandent parfois des conseils.
Voilà un exemple de recherche où on a mêlé une approche anthropologique et une approche technique par rapport au changement climatique et par rapport à des solutions locales. Et, en plus, avec un processus d’empowerment de toute la communauté.

Recueilli par Cassiopée Guitteny et Lélia Reynaud-Desmet