Xavier Lacan – Histoire du balanzan, arbre-pont entre Nord et Sud


Xavier Lacan / Décembre 2012

 

Histoire du balanzan, arbre-pont entre Nord et sud
entre le CO2 de la France
et les revenus des paysans du Mali
Entretien avec Xavier Lacan

Pour recomposer les rapports Nord-Sud, il faut oser sortir de la solidarité bien pensante. Xavier Lacan a créé, avec 4 associés, l’entreprise Zanbal qui permet à ses clients de réduire leur empreinte carbone en finançant la plantation d’arbres au Sahel. Un assemblage extra-ordinaire entre agriculture traditionnelle, modèle économique inédit, esprit d’entreprise et techniques de pointe dans les conditions climatiques les plus difficiles.

Contrairement aux cadors de la compensation carbone et aux pratiques hasardeuses qui se développent sous cette étiquette, Xavier Lacan prête une grande attention aux spécificités de chacun des acteurs qu’il associe et sait les prendre en compte. Il arrive ainsi à rattacher à son projet les agriculteurs du Sahel, l’espèce d’arbre extraordinaire qu’est l’Acacia albida (nommé Balanzan en bambara), les rapports scientifiques d’agronomie réalisés par le CIRAD, les services de la sous-préfecture de Konobougou, la violence du climat sahélien, le mécanisme pour un développement propre de l’ONU avec ses certificats de réduction d’émission de CO2, les occidentaux qui veulent compenser leurs émissions de gaz a effet de serre, les appareils photos GPS, Google Earth, les savoirs de ses collaborateurs maliens…
De cette façon, il donne un exemple de développement Nord-Sud très original par le tissage fin qu’il organise entre tous ces différents partenaires.

Biographie

Je suis agronome. Après mes études à Paris, j’ai travaillé pendant deux ans pour l’Union Européenne en République du Tchad dans l’aide au développement. Deux années qui m’ont beaucoup marqué et beaucoup attaché à l’Afrique. Je me suis marié là-bas. Rentré en France, j’ai travaillé dans le domaine de la nutrition animale. Puis dans le domaine des semences pour une entreprise française qui a un rayonnement international et je voyage énormément.

Impulsion initiale du projet

Je prenais beaucoup de plaisir à voyager. Mais progressivement, il y a cinq ou six ans, j’ai été de plus en plus sensibilisé à la problématique des émissions de gaz à effet de serre. J’ai réalisé qu’un Américain dégage 20 tonnes de CO2, un Européen 8, un Chinois 4, un Indien 2 et un Africain, un Sahélien par exemple, à peu près 0. Or il fait déjà 50 °C chez eux, et ils sont très dépendants du régime des précipitations. Si elles se réduisent, c’est dramatique. J’ai trouvé que le CO2 était un lien physique très puissant entre un Européen et un Africain. Comme j’ai beaucoup d’amis dans le Sahel, c’est devenu complètement impossible pour moi de prendre du plaisir à voyager sur tous les continents alors que le voyage lui-même a émis beaucoup de CO2.
Alors d’une part, j’ai essayé de réduire mes émissions. Je pense qu’il faut toujours commencer par ça, changer (un peu) son mode de vie. Mais d’autre part, pour les émissions que je n’ai pas réussi à réduire, j’ai voulu trouver une solution. Comme je suis agronome, j’ai voulu le faire par l’agriculture.

Acacia albida,  star de l’agro foresterie

Pendant mes études, un de nos profs avait fait un exposé tonitruant sur un arbre du Sahel, l’Acacia albida qui offrait des solutions à beaucoup de problèmes. J’avais moi-même fait une petite étude monographique sur cet arbre à l’époque.
Cet arbre est extraordinaire ! Imaginez le Sahel : sec toute l’année. Puis les pluies arrivent et c’est le jaillissement de végétation. Il n’y a qu’un arbre qui perd ses feuilles lors des pluies, c’est celui-là. C’est un mystère que les scientifiques n’ont pas encore complètement réussi à expliquer. Mais c’est de ce fait qu’il représente une incroyable richesse agricole. En effet, l’arbre utilise l’azote de l’air car sur ses racines, une symbiose se crée avec une bactérie capable d’utiliser l’azote. Il y a un échange entre cet azote que récupère la bactérie et l’énergie qu’apporte l’arbre par la photosynthèse. A cela s’ajoute une symbiose avec des champignons qui vont chercher le phosphore et l’azote dans le sol et qui multiplient par dix la surface racinaire. S’ajoute aussi la présence des racines qui descendent à 25 m de fond pour trouver l’eau et remonter des oligo-éléments. Tout cela monte dans les feuilles. Quand la pluie arrive, les feuilles tombent, l’agriculteur laboure et la matière organique (azote, phosphore, potassium) se retrouve sous l’arbre. Une expérience du CIRAD montre que cela permet un doublement du rendement : à 2 m du tronc, vous avez 1200 kg par hectare alors qu’à 10 m, il y a 600 kg. A la saison des pluies, sous l’arbre, le mil fait 30 à 40 cm de plus que sur le reste de la parcelle.
L’arbre produit aussi des gousses qui tombent aux mois de février- mars, pendant la saison sèche. Les ruminants viennent, il y a de l’ombre, il y a des gousses, donc les ruminants laissent des déjections qui enrichissent aussi les parcelles. C’est de l’intensité écologique, avec un flux entre le soleil et la nourriture qui est dynamisé par cet arbre. Pour ces raisons, l’Acacia albida est l’un des emblèmes mondiaux de l’agro foresterie : imaginez cet arbre qui s’efface devant les cultures et qui double leur rendement!

Identification du lieu

J’ai choisi le Sahel, parce que c’est la région du monde qui me touche le plus, l’endroit où je préfère être. C’est une bande de territoire qui traverse toute l’Afrique, d’ouest en est, du Sénégal jusqu’à l’Ethiopie et qui fait la transition entre le domaine saharien au nord et le domaine de la savane arborée au sud.
J’ai choisi le Mali parce que c’est un pays très stable, même si ces derniers mois ont été plus difficiles. Son peuple a construit une vie commune depuis des millénaires. En plus j’avais beaucoup d’amis là-bas qui pouvaient me faciliter les choses.
Un spécialiste a étudié en 2005 les systèmes agricoles de la région cotonnière du Mali. Il précisait que sur la partie nord, qui est une zone très ancienne de peuplement, il y avait une densité de population très élevée et de moins en moins de lieux où les ruminants peuvent trouver du fourrage sur des parcelles de culture. Donc il préconisait d’augmenter la densité de l’Acacia albida, afin d’augmenter la ressource fourragère de la zone et d’avoir plus d’animaux et de fertilité grâce à leurs déjections. C’est donc sur cette zone qui fait à peu près 200 km de long d’est en ouest sur 30 km de large, que je suis allé rencontrer les autorités locales et les agriculteurs pour leur expliquer mon projet.

Présentation du projet Zanbal aux autorités locales de Konobougou

Pendant les deux heures et demie de voiture entre Bamako et la sous-préfecture de Konobougou, près de Ségou, je me demandais comment on allait me recevoir. Comment je vais leur expliquer? Ils vont se dire : « Voilà encore un blanc qui a fumé », « Gaz à effet de serre, c’est quoi ce truc ? », etc. En même temps je ne risquais pas grand-chose, à part de repartir en me disant: « oui, t’avais fumé ».
Je raconte mon histoire aux autorités locales: « je voyage beaucoup, avec les voitures et les avions, du gaz qui est produit qui entoure la terre et la réchauffe ». Les gens qui m’accompagnaient ont traduit en bambara. C’était intéressant d’avoir la traduction de la traduction. En gros ils disaient : « voilà, il vient d’Europe où il fait trop de dégâts avec les gaz. Il dit que ça n’est pas bien et qu’il veut corriger ça. La solution pour corriger, c’est les arbres. Lui en Europe, il n’a pas de parcelles, donc il ne peut pas planter des arbres. Nous on a de l’espace, il est venu voir si on pouvait planter des arbres. Lui il paye. L’arbre appartient à l’agriculteur. Lui tout ce qu’il veut, c’est le gaz ». Là ça a été vraiment émouvant, parce que dès ce premier échange, la réaction du conseiller en forêts du sous-préfet a été de dire: « si tout le monde faisait comme ça ! ». Alors là je me suis rassuré, je me suis dit : « il n’a pas trouvé ça bizarre ».
On m’a mis en relation avec quelques agriculteurs intéressés pour planter des arbres et on a commencé comme ça les discussions.

Passer par les autorités locales … Mais rester indépendants

J’étais accompagné par un conseiller Malien, spécialiste du développement, qu’un collègue de ma formation m’avait fait rencontrer. Lui et mes autres conseillers maliens m’ont dit d’aller directement devant le sous-préfet. C’est ce que je fais à chaque fois. Ensuite le Maire et après on peut commencer à travailler. Mais il faut prendre le temps de se présenter aux autorités locales , d’expliquer où on en est (et de faire un petit geste). Car ils risqueraient de ne pas bien le prendre alors qu’on a besoin d’eux comme facilitateurs. Ce sont des gens charmants d’ailleurs. Et il y a beaucoup de compétences à la sous-préfecture de Konobougou, par exemple un conseiller en agriculture qui est très performant… Et aussi susceptible. Il faut respecter ça et prendre deux heures pour les salutations.
Il y a vraiment de l’expertise dans les services de l’Etat et il faut la respecter parce qu’elle est précieuse. Mais un des problèmes qui se pose est que les eaux et forêts sont un corps militaire. Quand les services du sous-préfet vont voir les agriculteurs, il y a un côté répressif, même si ça dépend des individus bien sûr. Et ce n’est pas du tout l’esprit qu’on veut donner. Le gars des eaux et forêts s’est un peu vexé quand on lui a dit qu’on allait embaucher quelqu’un pour suivre les arbres. Mais là j’ai dit non, je veux  de l’indépendance, même si ces services nous accompagnent parfois. Nous, on a une relation directe avec les agriculteurs, on a des contrats avec eux. ça agace un peu les autorités, parce qu’ils aimeraient contrôler tout ça. Je les informe de tout, c’est transparent, mais ce n’est pas eux qui contrôlent. C’est une relation de commerce qu’on a avec les agriculteurs.

Les Balanzans : un symbole bambara

Quand on est tout proches de Ségou, il y a beaucoup d’Acacia albida. On les appelle Balanzan en Bambara. Zanbal est le verlan de Balanzan. Cet arbre est l’emblème de la ville de Ségou, capitale des Bambaras : c’est leur perle, leur fierté. Il y a des entreprises, des compagnies de transport, un groupe de musique qui s’appellent balanzan. Les rois de Ségou (moitié XVIIe à fin XIXe) avaient imposé la protection de cet arbre. Tout simplement parce que quand l’arbre est dans une parcelle – adulte il fait 25 m de haut–, la parcelle est tenue, on sent un paysage agricole tonique. Un voyageur Écossais, Mungo Park, qui a fait un voyage au Mali en 1795, note en arrivant près de Ségou qu’on dirait un paysage de bocage anglais. Quand il y a des balanzans, vous savez que c’est une parcelle qui appartient à quelqu’un, qu’elle est cultivée, fertile et qu’il n’y a pas de jachère. Le roi de Ségou a même défini un système politique qui s’appelle « les 4444 balanzan + 1 balanzan bossu » et que tous les gens de Ségou vous raconteraient. Les 4000 c’est l’ensemble des guerriers de la ville de Ségou, les 400 sont la garde prétorienne, les 40 sont les conseillers, les 4 ceux qui sont très proches du roi. Et le balanzan bossu, ça a été révélé il y a quelques années, c’était une hache qui servait à punir les traîtres. Le balanzan est gaillard, vert, puissant et dans des conditions terribles, quand il fait 50 °C, vous le voyez élancé, c’est un beau symbole.

Fragilité et désuétude des balanzans

L’arbre n’est plus très présent dans ces régions pour plusieurs raisons. D’abord parce que quand il est très jeune, c’est un buisson avec des épines assez grosses qui peut devenir envahissant. Il représente une gêne pour ceux qui labourent : il faut slalomer avec des bœufs et le soc pour éviter un arbuste buissonnant. Certes il apporte du bénéfice, mais ça n’arrive que 20 ans plus tard. Le chef d’exploitation peut être sensible à cela, mais ce n’est pas lui qui travaille la terre généralement, ce sont des ouvriers. C’est une première raison de sa disparition.
La deuxième raison est la transposition des modèles de développement agricoles de l’occident : engrais chimiques et motorisation. Il n’y a pas d’arbres dans les champs exploités selon ce modèle qui est appliqué en Europe, aux Etats-Unis et qui est repris dans les pays chauds comme l’Arabie Saoudite ou Israël. Donc cet arbre était devenu un peu désuet.

Réintéresser les agriculteurs aux balanzans

Les agriculteurs savent parfaitement ce que cet arbre apporte. S’ils ne le plantent pas, c’est que le bénéfice n’est obtenu qu’à partir de vingt ans. Et l’espérance de vie au Sahel est de cinquante ans. Quand la pluie arrive, il faut aller vite pour cultiver et c’est épuisant. La condition tropicale, c’est agréable le matin entre 6 h 30 et 9 h. Après, c’est la fournaise, avec une lumière accablante jusqu’à 16 h. Et puis ça redevient vivable quand la nuit arrive. Là-bas, tout effort porte peine, même passer un coup de fil. Nous ce qu’on fait, c’est juste de faire basculer l’intérêt de replanter cet arbre.
L’agriculteur sait que ses gamins vont en profiter. Un agriculteur m’a dit : « c’est vrai que nos voisins ont planté des balanzans il y a vingt ans et quand on voit leur parcelle aujourd’hui, on se dit qu’on aurait dû faire de même ». Ce même agriculteur, quand il est décédé, sur son lit de mort, il a dit à ses enfants : « il faut poursuivre avec Zanbal comme si j’étais vivant ». Sur son lit de mort, il a tenu à parler de ça. C’est bouleversant pour nous. Ça veut dire qu’on joue juste.

La rencontre des agriculteurs partenaires par le bouche-à-oreille

Au début les autorités locales nous ont dit : «  il y a un agriculteur qui a suivi une formation pour faire des pépinières et qui serait intéressé pour planter ». Et puis : « il y a aussi l’imam qui plante des eucalyptus, ça peut l’intéresser ». « Il y a aussi un chef de village qui est intéressé pour planter des arbres ». Donc on a rencontré ces trois personnes-là. C’était ma première démarche pour voir si c’était faisable, j’ai signé des contrats avec les trois agriculteurs. On a découvert l’arbre ensemble, comment le faire germer, etc.
Ensuite, ça s’est fait par relation. L’imam nous a envoyé vers un de ses fidèles qui est plus loin, le fils du chef du village vers un de ses oncles dont le grand père a signé une parcelle avec nous. Un autre agriculteur, lui, nous a mis en relation avec un voisin qui était intéressé. Ainsi de suite.

Le talent des agriculteurs dans un milieu rural minimaliste

On se rend compte que plus on s’éloigne du goudron, plus les agriculteurs sont brillants.  Ils ont un lopin de terre, des bras, l’expérience et c’est tout. Ils vivent quand il pleut : on cultive, on récolte et il y a rien d’autre qui arrive. Il n’y a pas d’argent qui arrive. C’est comme ça. C’est raide. Ils sont face aux éléments. On est tellement loin des éléments ici qu’on oublie. Mais pour eux, c’est une terre, le ciel, les bras et au boulot.

Le contrat avec les agriculteurs

Je m’attache à ce que la relation de Zanbal avec les agriculteurs soit contractuelle et respectueuse du contrat. Parce qu’il y a beaucoup d’expériences qui ne tournent pas très bien dans le développement. Un de mes conseillers, spécialiste de ce domaine et qui habite Bamako, a tenu absolument à ce que j’aie un contrat directement avec l’agriculteur.
La première année, voilà ce qu’on se dit: « est-ce que tu as envie de planter des arbres? » Généralement on se tutoie là-bas. « Bon écoute tu plantes des arbres, cent par exemple. On repasse dans un an. Si les arbres se développent, tu auras 1 euro par arbre et on va signer un contrat pour que ça se reproduise pendant vingt ans. »
Et ce n’est pas parce que l’agriculteur signe avec une croix qu’il n’est pas en mesure de bien prendre le sens de la responsabilité. Quand ils me voient arriver, ils disent : « bon, le gars, il vient aider. J’ai un contrat, je vais avoir 100 euros pour mon travail sur ma parcelle et je n’ai pas de coût à engager ». Parce qu’ils font eux-mêmes les pépinières à partir de gousses. Puis ils implantent les pousses en terre. Ils ont du travail à donner mais pas de coût à avancer.
Au bout d’un an, on revient et si ça s’est bien passé, on signe le contrat et on remet les 100 euros. Car je tiens à ne pas dépenser d’argent avant qu’il y ait eu un travail de fait. Et comme ils me revoient, régulier, fidèle tous les ans ou parfois deux fois par an, ils constatent que c’est une ambiance à la fois détendue et carrée.

Réaction en cas d’échec des agriculteurs

Bien sûr, il y a eu des échecs. Au bout d’un an on arrive et au lieu de cent arbres, l’agriculteur n’en a que dix. Là on s’assied, on demande ce qui s’est passé, il explique qu’il a bossé. Moi je dis, « écoute, il n’y en a pas cent, on ne peut pas signer le contrat, mais bon on repasse l’an prochain pour voir si tu as pu le faire ». Et en général, ce n’est pas l’entreprise, mais personnellement, je fais un petit cadeau. Je sais que c’est litigieux, mais c’est rude le travail de la terre au Sahel. Moi j’arrive, j’ai mes équipements, mon GPS et je suis face à un vieux en train de réciter des sourates… Lui, par exemple, nous a dit que ça n’avait pas pris. On avait vu sa pépinière, il avait en effet bossé. Je lui ai donné 15 euros et il m’a dit « tu respectes un vieux, donc tu mérites d’être respecté ». Il y a une technique, on met le billet dans la main avant de la serrer et on laisse le billet dedans. Il dit « non » et on dit, « c’est pour le thé ». Car c’est ce qu’ils sont obligés d’acheter à l’extérieur.
On laisse deux chances aux agriculteurs. La deuxième année je donne un peu moins. Et puis après on ne revient pas. Mais on n’a pas eu beaucoup d’échecs.

Comprendre les raisons des échecs dans la plantation

Il peut y avoir un manque d’organisation de l’agriculteur. Certains ont cinquante ans et sont vraiment expérimentés. Mais d’autres sont jeunes. L’un d’entre eux avait repris la parcelle parce que son père est mort subitement. Il était débordé et au moment du labour, il a oublié de dire aux ouvriers de faire attention à ses plans. Trois plans sur quatre ont été détruits par le labour.
Mais souvent, c’est parce que les tropiques sont une zone à « biodiversité foudroyante » .
Il faut rappeler qu’une parcelle agricole sahélienne, c’est une terre d’une dureté extraordinaire en saison sèche, avec 50 °C au soleil, du vent de sable, des termites, des vaches qui se promènent.
Pour arriver à avoir cent arbres, il faut s’y reprendre et je pense qu’au bout de vingt ans, il faudra encore replanter des arbres. Parce qu’il y a tous les ans de la mortalité. Régulièrement on retrouve une plante beaucoup plus petite que l’année précédente. Mais elle est vivante et ce qui est important, c’est la racine qui va lui permettre de rejaillir.

Le Sahel est foudroyant aussi pour les hommes

On meurt vite au Sahel, les plantes et les hommes aussi. On peut mourir en une nuit, il y a des gens qui toussent le soir et qui ne sont pas là le lendemain. C’est foudroyant la biodiversité là-bas. Parmi les agriculteurs avec qui on a travaillé, il y en a déjà trois qui sont décédés. L’un d’entre eux avait mon âge, il est mort subitement. Tous les ans, il y a eu des décès. C’est un milieu qui est très dur.

Penser l’impact de Zanbal sur le système économique local

La valeur ajoutée par hectare sur la zone est souvent de 250 à 300 € par an. Pour un agriculteur qui a un contrat avec Zanbal, par l’apport d’argent et par celui de l’arbre quand il grandit, ce sont 50 à 100 € de plus. Ça augmente la valeur ajoutée de l’ordre de 30 %, ce qui est significatif. En plus c’est de l’argent qui arrive au bon moment, quand il n’y a pas d’autres récoltes. Mais ça ne change pas non plus globalement les équilibres. On s’appuie sur ce que les experts du développement comme Marcel Mazoyer préconisent pour lancer le développement de l’Afrique. Selon eux, il faut commencer à augmenter le revenu des agriculteurs afin qu’ils ne soient pas au seuil de la survie mais qu’ils aient chaque année un surplus pour se moderniser (acheter une nouvelle charrue, une paire de bœuf, des équipements). Cette modernisation va permettre à des artisans de vivre, de consommer des produits, d’envoyer leurs enfants à l’école et d’acheter des produits pour leur activité. C’est ce que nous voulons rendre possible avec ce surplus de 30 %. J’ai fixé mon cahier des charges sur ces bases pour arriver au prix de 1 euro par arbre et par an que Zanbal paye aux agriculteurs.

Mesurer la séquestration de CO2 par les arbres

On s’appuie sur des équations de croissance de cet arbre. Aujourd’hui, il n’y a pas eu de grandes démonstrations de ce qu’une essence végétale peut stocker en CO2, elles sont en cours. Le CIRAD a publié des études en se basant sur les cernes annuelles de balanzan au Burkina Faso qui donnent la taille qu’ils peuvent atteindre en moyenne. Dans cette étude que j’utilise, au bout de vingt ans l’arbre fait en moyenne 40 cm de diamètre et 25 m de haut. Ensuite, j’utilise les équations fournies par l’ONU dans le cadre du mécanisme pour un développement propre. A partir du diamètre, elles traduisent la quantité de carbone capturée dans l’ensemble de l’arbre (biomasse aérienne et souterraine comprises). ça fait en moyenne entre 900 kg et 1800 kg de CO2 en vingt ans.
Ainsi, à Zanbal, nous annonçons que nous capturons une tonne de CO2 avec un arbre en vingt ans. C’est ce que nous disons dans nos offres commerciales.

Activité de l’entreprise Zanbal

On commercialise un arbre à 40 euros. 20 euros vont à l’agriculteur, c’est-à-dire 1 euro tous les ans pendant vingt ans par arbre. Et 20 euros vont à l’entreprise Zanbal pour le suivi.
On prend tous les ans une photo géo référencée de l’arbre avec un appareil GPS. La photo a une date et derrière l’arbuste, l’agriculteur tient une règle graduée qui donne sa hauteur. Les photos sont disponibles sur internet, via Google Earth. On peut de cette manière suivre le développement de son arbre. Zanbal assume aussi le coût de l’activité d’une petite entreprise, avec une gérante à Bamako qui est indemnisée pour le bureau et l’activité de gérance. Nous payons la certification de la séquestration de CO2 par les arbres, les Nations Unies nous demandent de faire venir un (petit) bureau d’étude qui va mesurer et vérifier ce qu’on fait, à cinq reprises pendant vingt ans. Puis on doit payer une taxe, des impôts, des transferts de devise, une vie de site Web et de la communication pour se faire connaître.
L’arbre n’appartient pas aux clients de Zanbal. Il appartient à l’agriculteur, ce que les clients achètent c’est le service de séquestration d’une tonne de CO2. Ce projet s’étale sur vingt ans et le fait d’avoir une photo permet à une entreprise par exemple d’envoyer tous les ans des nouvelles de ses arbres dans sa carte de vœux. Cela donne une dimension très différente à leur geste et à la possibilité de communiquer dessus.

Différence avec d’autres projets de plantation d’arbre

Sur Internet, il y a des milliers d’arbres qui sont plantés comme ça. Mais il y a rarement du suivi et encore moins de nouvelle de l’arbre. Il ne faut pas s’illusionner, quand on donne 50 centimes pour un arbre dans le désert, il est peu probable que ça soit sérieux. A Zanbal, nous souhaitons qu’il y ait une certification et que les tonnes de CO2 soient mesurées. Mais c’est un vrai défi d’arriver à une tonne de CO2 par arbre. Car il me faut 40 cm de diamètre dans vingt ans, à partir d’arbres tous chétifs aujourd’hui. Et quand je vois ce milieu rude du Sahel, le défi impressionne. Mais je considère que les agriculteurs sont fiables, que l’arbre est extraordinaire et que la transaction qu’on propose est équilibrée.

Pourquoi choisir de créer une entreprise plutôt qu’une association?

Pour moi, le but de ce projet est un échange. Quand on rencontre un agriculteur Sahélien, on ne lui dit pas « je suis riche et gentil », ni « votre village est joli, qu’est ce que vous aimeriez faire ? » et un gars vous dit « un puits ». Je caricature, il faut respecter le don et les ONG. Mais notre relation est un échange: on va voir un agriculteur, on lui dit qu’on est acheteurs d’un service et on lui demande si ça l’intéresse. Il est libre de s’engager avec nous ou pas.

Utilisation du produit environnemental créé par le mécanisme de développement propre
Je rends un grand hommage aux négociations sur le climat et à ceux qui ont imaginé le mécanisme pour un développement propre, parce qu’ils ont codifié un produit environnemental, qui est l’unité de CO2 certifiée. Ce produit environnemental peut être produit sur des parcelles au Mali, avec un agriculteur. Et une fois qu’il est codifié, on peut en faire un commerce. On rajoute un produit sur une parcelle agricole qui produit déjà et il apporte 30 % de valeur ajoutée. Et cette valeur ajoutée, on va la chercher en Europe. C’est beaucoup discuté et critiqué et en effet ça peut être perverti. Mais si ce produit n’avait pas été codifié, je n’aurais rien pu faire. Grâce à ça, je peux aller voir des entreprises qui émettent des gaz à effet de serre et mettre à leur disposition un mécanisme qui leur permet de rééquilibrer cela. Et qui justifie un transfert d’argent qui n’est pas du don mais qui est normal, car c’est la moindre des choses de compenser les gaz à effet de serre produits en occident.

Différence avec le greenwashing

Le marché de la compensation carbone vise surtout les dix mille plus grandes implantations industrielles en Europe qui ont des quotas d’émissions et qui ont l’obligation de racheter des unités de CO2 quand ils les dépassent. Ce marché de la compensation obligatoire n’est pas le nôtre. Nous intéressons davantage le marché de la compensation volontaire. Mais le marché européen du carbone Bluenext nous donne une estimation des échanges de la tonne de CO2. En moyenne, c’est autour de 20 euros par tonne. Nous vendons notre tonne de CO2 à 40 euros. Celui qui veut faire du greenwashing ne viendra pas chez nous, il ira acheter le CO2 deux fois moins cher ailleurs.

Compenser ou se déculpabiliser ?

Il me semble que mes clients ne font pas cela pour se déculpabiliser. Ils sont généralement engagés dans une démarche. Par exemple, un des clients est une entreprise de communication proche du Mali, après avoir travaillé avec moi, il a organisé un colloque sur la réduction des gaz à effet de serre pour son association de chefs d’entreprise. Il m’avait demandé d’intervenir et à la suite de ça, tous les participants ont fait un bilan carbone. Un autre client est une entreprise de voyage qui organise des séjours linguistiques. Il a proposé aux écoles qui envoient des enfants en Angleterre de planter des arbres. Et il est en train de créer un catalogue pour voyager moins souvent mais sur des durées plus longues, dans les hôtels familiaux qui bénéficient à la société locale et d’acheter un arbre pour chaque voyage. Et ils souhaitent tous communiquer sur ce qu’ils font avec nous, et ce qui leur plaît est de s’engager dans une démarche qui leur permet un suivi des arbres. Donc je n’y vois pas là de déculpabilisation.
De toute façon, je pense qu’on ne peut pas déculpabiliser, si vous achetez un arbre, il faudra vingt ans pour que le CO2 soit stocké. En attendant, il est dans l’air. Il faut donc être raisonnable et diminuer ses émissions, car on ne peut pas se déresponsabiliser de cela. Les arbres, c’est seulement pour agir sur les émissions qu’on n’a pas pu diminuer.

Ressources et avenir de l’entreprise Zanbal

Zanbal ne me rémunère pas aujourd’hui. J’y ai investi de l’ordre de 20 000 euros personnellement. C’est mon capital, ma manière d’utiliser mes économies. Je considère que tout ce qui est matériel, tout ce qui n’est pas vivant ne me rassasie pas. C’est un investissement, je crois beaucoup dans le projet et si on séduit beaucoup d’entreprises et qu’on arrive à vendre dix mille arbres par an, on pourra créer un certain nombre d’emplois avec cette activité.
Je ne suis pas tout seul, j’ai quatre associés qui m’apportent leur soutien et des compétences précieuses. Je voulais vraiment de la compétence, car il faut que nous soyons excellents pour pouvoir percer. Il y a un designer capable de faire un logo, de construire une identité visuelle et de créer un site web. Il y a aussi une juriste pour qu’on ait des contrats carrés. Comme je ne pouvais pas les rémunérer au début, je leur ai donné des parts. Une amie malienne qui est comptable a accepté de prendre la gérance sur place. Un de nos associés, Tchadien, est chargé de nous connecter avec le milieu artistique afin d’alimenter des actions de communication innovantes (musique, photos …). Enfin, il y a un contractuel malien qui se libère quelques semaines par an et qui m’accompagne sur toutes les parcelles pour photographier les arbres. Il est contractuel et se rajoute quelques mois de salaire grâce à ça. Il a un parcours étonnant, fils d‘agriculteur, il a été brillant dans ses études et il est aujourd’hui prof de philo. Il est une ressource extraordinaire pour nous, car complètement crédible avec les agriculteurs et en même temps, il s’intéresse à la problématique du projet. Il m’envoie aussi les photos d’arbres par Internet, ce qui marche bien.

Risque de glisser vers une activité d’affichage ?

Je ne crains pas de passer du côté purement « communication » car si j’ai entrepris tout cela, c’est parce que je suis quelqu’un qui ne peut pas se regarder dans une glace en se disant qu’il a manqué de courage. Le jour où ce projet n’est plus sérieux sur le terrain, où on n’est plus capables de s’asseoir chez un agriculteur et d’attendre un peu, d’échanger des phrases doucement dans le plus grand respect, le jour où on n’a plus ça, tous les arbres crèvent ! Je ne suis pas sûr qu’on va réussir, on va tout faire pour. Mais pour un projet comme le nôtre, la réussite, c’est côte à côte avec les agriculteurs, même dans les silences. Donc non, je n’ai pas peur de ce risque. Car notre vraie base, elle est sur le terrain. C’est une dimension qui pour moi est indispensable.

Recueilli par Cassiopée Guitteny et Lélia Reynaud-Desmet